Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/81

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très-nettement sur ce point), Julie est atteinte d’un mal singulier qui la consume, et qui lui interdit, même au prix d’une faiblesse, de donner ni de recevoir le bonheur. La jeune femme a puisé dans son éducation et dans la société de son mari les pures doctrines du xviiie siècle ; elle est incrédule, matérialiste, athée même ; cela ne l’empêche pas d’être très-liée avec M. de Bonald, et c’est un jour, pour lui complaire, que le poëte des Méditations aurait commis innocemment, sans trop savoir ce qu’il faisait, cette ode au Génie, dédiée au grand adversaire de la liberté. Cette petite apologie, glissée en passant, de la part du tribun futur, devra paraître heureusement trouvée. Avec un mari qui n’est pour elle qu’un père, et qui, dans sa philosophie indulgente, lui permettrait beaucoup, avec des opinions et des doctrines positives comme celles qu’elle s’est formées, on est réduit à reconnaître que Julie ne peut être protégée dans ses longs tête-à-tête avec son jeune ami (et elle en convient) que par son mal même et par la singularité de sa nature. Du moment que la pensée est obligée de s’arrêter sur des circonstances particulières aussi désagréables, on a droit de s’étonner lorsqu’on entend tout à coup cette femme matérialiste déclamer contre l’abjecte nature des sensations, et faire appel à une pureté surnaturelle : « …Vous trouveriez ce que vous appelez un bonheur, dit-elle à son amant ; mais ce bonheur serait une faute pour vous ! Et pour moi… je descendrais de l’élévation où vous m’avez placée !… » L’incrédule Julie a tort de vouloir chercher des raisons là où il n’y en a point pour elle ; elle parle en ces moments comme aurait pu le faire une platonicienne.

Allons au fond de notre critique et dégageons toute notre pensée : l’auteur de Raphaël, dans cette partie délicate de son récit, a voulu tout nous dire, et il n’a