Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/146

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
136
CAUSERIES DU LUNDI.

rempli : le passé, le présent et l’avenir ne me présentent que douleur, regrets et remords ; eh bien ! mon ami, je pense, je juge tout cela, et je suis entraînée vers vous par un attrait, par un seutiment que j’abhorre, mais qui a le pouvoir de la malédiction et de la fatalité…

« Que diriez-vous de la disposition d’une malheureuse créature qui se montrerait à vous pour la première fois, agitée, bouleversée par des sentiments si divers et si contraires ? Vous la plaindriez : votre bon cœur s’animerait ; vous voudriez secourir, soulager cette infortunée. Eh bien ! mon ami, c’est moi ; et ce malheur, c’est vous qui le causez, et cette âme de feu et de douleur est de votre création… »


Et à travers ces déchirements et ces plaintes, un mot charmant, le mot éternel et divin, revient à bien des endroits, et il rachète tout. Voici une de ses lettres en deux lignes, et qui en dit plus que toutes les paroles :


« De tous les instants de ma vie (1774).

« Mon ami, je souffre, je vous aime, et je vous attends. »


Il est très-rare en France de rencontrer, poussé à ce degré, le genre de passion et de mal sacré dont Mlle  de Lespinasse fut la victime. Ce n’est pas un reproche que je fais (Dieu m’en garde !) aux aimables personnes de notre nation : c’est une simple remarque que d’autres ont exprimée avant moi. Un moraliste du xviiie siècle, qui savait son monde, M. de Meilhan, a dit : « En France, les grandes passions sont aussi rares que les grands hommes. » M. de Mora ne trouvait pas même que les femmes espagnoles pussent entrer en comparaison avec son amie : « Oh ! elles ne sont pas dignes d’être vos écolières, lui disait-il sans cesse ; votre âme a été chauffée par le soleil de Lima, et mes compatriotes semblent être nées sous les glaces de la Laponie. » Et c’était de Madrid qu’il écrivait cela. Il ne la trouvait comparable qu’à une Pé-