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CAUSERIES DU LUNDI.

Quand M. de Chateaubriand essaie de nous peindre la douleur qu’il éprouva dans le temps, après avoir brisé le cœur de Charlotte, il parvient peu à nous en convaincre ; des tons faux décèlent le romancier qui arrange son tableau, et l’écrivain qui pousse sa phrase : « Attachée à mes pas par la pensée, Charlotte, gracieuse, attendrie, me suivait, en les purifiant, par les sentiers de la Sylphide… » et tout ce qui suit. Ne sentez-vous pas, en effet, la phrase littéraire et poétique qui essaie de feindre un accent ému ? La scène à Londres, où il la revoit vingt-sept ans après, lui ambassadeur, elle veuve de l’amiral Sulton, et lui présentant ses deux enfants, serait belle et touchante, si quelques traits non moins choquants ne la déparaient. Il se fait dire par lady Sulton : « Je ne vous trouve point changé, pas même vieilli… » Il est vrai qu’il lui avait demandé lui-même, comme ferait un parvenu : « Mais dites-moi, Madame, que vous fait ma fortune nouvelle ? Comment me voyez-vous aujourd’hui ? » Il se fait dire encore par elle : « Quand je vous ai connu, personne ne prononçait votre nom : maintenant, qui l’ignore ?» On voit percer, même dans cette scène qui vise et touche à l’émotion, cette double fatuité qui ne le quitte jamais, celle de l’homme à bonnes fortunes qui veut rester jeune, et celle du personnage littéraire qui ne peut s’empêcher d’être glorieux.

J’ai prononcé le mot d’homme à bonnes fortunes ; il convient de l’expliquer à l’instant et de le relever. M. de Chateaubriand était un homme à bonnes fortunes, mais il l’était comme Louis XIV ou comme Jupiter. Il serait curieux de suivre et d’énumérer les principaux noms de femmes vraiment distinguées qui l’ont successivement et quelquefois concurremment aimé, et qui se sont dévorées pour lui. L’ingrat ! dans cet épisode de Charlotte,