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CAUSERIES DU LUNDI.

chanter à leur maîtresse, à l’heure du festin, une chanson funèbre qui rappelle la fuite des ans, la brièveté des jours. Mais ici, chez René, c’est plus que de la tristesse sentie, c’est une sorte de rage ; l’idée de l’éternité s’y mêle ; il voudrait engloutir l’éternité dans un moment. Le Christianisme est venu, qui, là où il n’apporte pas la paix, apporte le trouble et laisse le glaive dans le cœur, y laisse la douleur aiguë. Le Christianisme perverti refait un épicuréisme qui n’est plus le même après qu’auparavant, et qui se sent de la hauteur de la chute. C’est l’épicuréisme de l’Archange. Toi-même, ô doux Lamartine, dans ton Ange déchu, tu n’en fus pas exempt ! Tel est aussi celui de René, celui d’Atala mourante, quand elle s’écrie, parlant à Chactas : « Tantôt j’aurais voulu être avec toi la seule créature vivante sur la terre ; tantôt, sentant une Divinité qui m’arrêtait dans mes horribles transports, j’aurais désiré que cette Divinité se fût anéantie, pourvu que, serrée dans tes bras, j’eusse roulé d’abîme en abîme avec les débris de Dieu et du monde ! » Nous touchons là à l’accent distinctif et nouveau qui caractérise Chateaubriand dans le sentiment et dans le cri de la passion. Il n’a pu se l’interdire tout à fait, même dans le récit, d’ailleurs plus pur et plus modéré, qu’il a fait de Charlotte. Il se trahit tout à la fin, et, dans l’odieuse supposition qu’il l’eût pu séduire en la revoyant après vingt-sept années, il s’écrie : « Eh bien ! si j’avais serré dans mes bras épouse et mère, celle qui me fut destinée vierge et épouse, c’eût été avec une sorte de rage… » N’est-ce pas ainsi encore que René écrivait, dans cette fameuse lettre à Céluta : « Je vous ai tenue sur ma poitrine au milieu du désert… J’aurais voulu vous poignarder pour fixer le bonheur dans votre sein, et pour me punir de vous avoir donné ce bonheur ! » Eh ! pourquoi donc cette rage perpétuelle de vanité jusque