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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/203

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MADAME D’ÉPINAY.

son front ; la bouche entr’ouverte ; elle respire, et ses yeux sont chargés de langueur. C’est l’image de la tendresse et de la volupté. »


J’ai cru devoir opposer ce portrait de Diderot, bon juge, à certaine page des Confessions où Rousseau refuse précisément à Mme d’Ëpinay quelques-unes de ces grâces et de ces mollesses voluptueuses.

La voilà donc à trente ans passés, un peu embellie si l’on veut, ou du moins vue par des yeux amis, un jour de beauté et de soleil. Ce qu’elle était encore en ces années de plénitude et de déclin, mais un jour d’altération et de souffrance, ce n’est plus Diderot, ce n’est pas Jean-Jacques, c’est Voltaire qui nous le dira. Elle l’alla voir durant un voyage qu’elle fit pour sa santé à Genève. Sa frêle machine était déjà fort en train de s’altérer et de se détruire. Voltaire pourtant, qui regardait surtout à l’esprit, à la physionomie, et qui, auprès des femmes, était moins matériel que Rousseau, la trouvait fort à son gré. Il était avec elle plus aimable, plus gai, plus extravagant qu’à quinze ans ; il lui faisait toutes sortes de déclarations les plus plaisantes du monde. Un jour qu’elle écrivait de chez lui à son ami Grimm, il voulut rester dans la chambre pendant qu’elle faisait sa lettre :


« Il m’a témoigné le désir de rester pour voir ce que disent mes deux grands yeux noirs quand j’écris. Il est assis devant moi, il tisonne, il rit ; il dit que je me moque de lui, et que j’ai l’air de faire sa critique. Je lui réponds que j’écris tout ce qu’il dit, parce que cela vaut bien tout ce que je pense. »


Voltaire disait d’elle encore au docteur Tronchin :


Votre malade est vraiment philosophe ; elle a trouvé le grand secret de tirer de sa manière d’être le meilleur parti possible ; je voudrais être son disciple ; mais le pli est pris… Qu’y faire ? Ah !