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MADAME DE GRAFIGNY.

tons. Mais, avant de l’écouter, sachons un peu comment et pourquoi Voltaire lui-même y est venu.

Voltaire, du premier jour qu’il débuta dans le monde et dans la vie, semble avoir été lui tout entier et n’avoir pas eu besoin d’école. Sa grâce, son brillant, sa pétulance, le sérieux et parfois le pathétique qui se cachaient sous ces dehors légers, du premier jour il eut tout cela. Pourtant il n’acquit toute sa vigueur de talent et son ressort de caractère que lorsqu’il eut connu l’injustice et le malheur. L’insulte sanglante qu’il reçut un soir du chevalier de Rohan, et la protection qui couvrit ce misérable, l’impuissance où se vit tout à coup l’homme de cœur outragé de laver son affront, ces iniquités sociales qu’on ne juge bien que quand on les a senties, l’avertirent que l’esprit pourtant n’était pas tout en France, et qu’il y avait un pouvoir despotique qui mettait quelques privilégiés au-dessus des lois, au-dessus même de l’opinion. Voltaire, malheureux pour la première fois, s’exila en Angleterre ; il y étudia le gouvernement, les mœurs publiques, l’esprit philosophique, la littérature, et il revint de là tout entier formé et avec sa trempe dernière. La pétulance de son instinct ne se corrigea sans doute jamais, mais il y mêla dès lors une réflexion, un fond de prudence, auquel il revenait à travers et nonobstant toutes les infractions et les mésaventures. Il était de ceux à qui le plaisir de penser et d’écrire en liberté tient lieu de tout, et un moment il songea à se livrer sans réserve à cette passion dans un pays libre et en renonçant au sien. Cependant Voltaire n’était pas un pur Descartes, il avait besoin aussi de l’amitié, des arts, des excitations sympathiques de chaque jour. Haï des uns, et le leur rendant, il avait besoin d’être aimé et caressé des autres. Il voulait penser et dire , mais il était impatient aussi d’entendre à l’instant l’écho. Il écrivait naïvement à