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FÉNELON.

est que je trouve deux hommes en vous ; vous êtes double comme Sosie, sans aucune duplicité pour la finesse ; d’un côté, vous êtes mauvais pour vous-même ; de l’autre, vous êtes vrai, droit, noble, tout à vos amis. Je finis par un acte de protestation tiré de votre ami Pline le Jeune : Neque enim amore decipior… »


C’est-à-dire : « L’affection ne m’aveugle point, il est vrai que j’aime avec effusion, mais je juge, et avec d’autant plus de pénétration, que j’aime davantage. »

Cette Correspondance de Fénelon avec le chevalier Destouches nous montre le prélat jusque dans ces tristes années (1711-1714) se délassant parfois à un innocent badinage et jouant, comme Lélius et Scipion, après avoir dénoué sa ceinture. Il semble s’être proposé une gageure dans cette Correspondance, il semble avoir dit à son ami un peu libertin : « Vous aimez Virgile, vous le citez volontiers ; eh bien ! moi, je vous renvoie à Horace, je ne veux, pour vous battre, d’autre auxiliaire que lui, et je me fais fort de vous insinuer presque tous les conseils chrétiens qui vous conviennent, ou du moins tous les conseils utiles à la vie, en les déguisant sous des vers d’Horace. » Horace, en effet, revient à chaque ligne dans ces lettres, et c’est lui qui parle aussi souvent que Fénelon. Ces lettres donnent tout à fait l’idée de ce que pouvait être cette conversation, la plus charmante et la plus distinguée, aux douces heures de gaieté et d’enjouement ; ce sont les propos de table et les après-dîners de Fénelon, ce qu’il y a de plus riant dans le ton modéré. On y saisit, comme si l’on y était, les habitudes de penser et de sentir, et l’accent juste de cette fine nature. Destouches avait envoyé au prélat quelques épitaphes latines : « Les épitaphes, répond Fénelon, ont beaucoup de force, chaque ligne est une épigramme ; elles sont historiques et curieuses. Ceux qui les ont faites avaient beaucoup d’esprit, mais ils ont voulu en avoir ;