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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/242

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CAUSERIES DU LUNDI.

doute que la patience persévérante et la fermeté pratique de chaque jour, qui sont si nécessaires aux hommes de gouvernement. Pour lui comme pour La Rochefoucauld ; il serait vrai de dire que la politique servit surtout à faire de l’homme d’action incomplet un moraliste accompli.

En 1744, âgé de cinquante ans seulement, son ambition politique semblait déjà en partie usée ; sa santé était assez atteinte pour qu’il eût de préférence en vue la retraite. Et puis, l’objet de son idéal secret et de son ambition réelle, nous le savons à présent. Avant son mariage, il avait eu vers 1732, d’une dame française (Mme du Bouchet) qu’il avait rencontrée en Hollande, un fils naturel auquel il s’était attaché avec une extrême tendresse. Il écrivait à ce fils en toute sincérité : « Du premier jour de votre vie, l’objet le plus cher de la mienne a été de vous rendre aussi parfait que la faiblesse de la nature humaine le comporte. » C’est vers l’éducation de ce fils que s’étaient tournés tous ses vœux, toutes ses prédilections affectueuses et mondaines, et, vice-roi d’Irlande ou secrétaire d’État à Londres, il trouvait le temps de lui écrire de longues lettres détaillées pour le diriger dans les moindres démarches, pour le perfectionner dans le sérieux et dans le poli.

Le Chesterfield que nous aimons surtout à étudier est donc l’homme d’esprit et d’expérience qui n’a passé par les affaires et n’a essayé tous les rôles de la vie politique et publique que pour en savoir les moindres ressorts, et nous en dire le dernier mot ; c’est celui qui, dès sa jeunesse, fut l’ami de Pope et de Bolingbroke, l’introducteur en Angleterre de Montesquieu et de Voltaire, le correspondant de Fontenelle et de Mme de Tencin, celui que l’Académie des Inscriptions adopta parmi ses membres, qui unissait l’esprit des deux nations, et qui.