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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/244

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CAUSERIES DU LUNDI.


Ce qu’il disait là en 1768, Chesterfield l’avait déjà dit plus de vingt-cinq ans auparavant, écrivant à Crébillon fils, singulier correspondant et singulier confident en fait de morale. Il s’agissait encore de Voltaire, au sujet de sa tragédie de Mahomet et des hardiesses qu’elle renferme :


« Ce que je ne lui pardonne pas, et qui n’est pas pardonnable, écrivait Chesterfield à Crébillon, c’est tous les mouvements qu’il se donne pour la propagation d’une doctrine aussi pernicieuse à la société civile que contraire à la religion générale de tous les pays. Je doute fort s’il est permis à un homme d’écrire contre le culte et la croyance de son pays, quand même il serait de bonne foi persuadé qu’il y eut des erreurs, à cause du trouble et du désordre qu’il y pourrait causer ; mais je suis bien sûr qu’il n’est nullement permis d’attaquer les fondements de la morale, et de rompre des liens si nécessaires et déjà trop faibles pour retenir les hommes dans le devoir. »


Chesterfield, en parlant ainsi, ne se méprenait pas sur la grande inconséquence de Voltaire. Cette inconséquence, en deux mots, la voici : c’est que lui, Voltaire, qui considérait volontiers les hommes comme des fous ou comme des enfants, et qui n’avait pas assez de rire pour les railler, il leur mettait en même temps dans les mains des armes toutes chargées, sans s’inquiéter de l’usage qu’ils en pourraient faire.

Lord Chesterfield lui-même, aux yeux des puritains de son pays, a été accusé, je dois le dire, d’avoir fait brèche à la morale dans les Lettres adressées à son fils. Le sévère Johnson, qui d’ailleurs n’était pas impartial à l’égard de Chesterfield, et qui croyait avoir à se plaindre de lui, disait, au moment de la publication de ces Lettres, « qu’elles enseignaient la morale d’une courtisane et les manières d’un maître à danser. »

Un tel jugement est souverainement injuste, et si