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CAUSERIES DU LUNDI.

le trait caractéristique, et par où le vice secret du moribond se trahit.

Est-ce en artiste, est-ce parce qu’il aime ces tableaux en eux-mêmes que le maître les regrette ? Non, c’est parce qu’ils lui ont coûté cher, c’est en raison surtout de leur prix qu’il les aime et qu’il s’y rattache : voilà le fond de l’âme de Mazarin.

Un autre trait que l’on doit également à Brienne, et que Shakspeare n’aurait pas omis dans une Mort de Mazarin, est d’une grande énergie et d’une effrayante vérité. Un jour, Brienne, entrant à petits pas dans la chambre du cardinal, au Louvre, le trouva sommeillant au coin de son feu, dans son fauteuil : sa tête allait en avant et en arrière par une sorte de balancement machinal, et il murmurait, tout en dormant, des paroles inintelligibles. Brienne eut peur qu’il ne tombât dans le feu, et appela le valet de chambre Bernouin, qui le secoua assez vivement. « Qu’y a-t-il, Bernouin ? dit-il en s’éveillant, qu’y a-t-il ? Guénaud l’a dit ! » — « Au diable soit Guénaud et son dire ! reprit son valet de chambre ; direz-vous toujours cela ? » — « Oui, Bernouin, oui, Guénaud l’a dit ! et il n’a dit que trop vrai ; il faut mourir ! je ne saurais en réchapper ! Guénaud l’a dit ! Guénaud l’a dit ! » C’étaient les mêmes paroles qu’il prononçait machinalement en dormant, et que Brienne n’avait pas d’abord distinctement entendues.

Une vie complète et anecdotique de Mazarin serait très-curieuse à faire : on en possède à peu près tous les éléments. M. de Laborde en a réuni un grand nombre dans les Notes de son intéressant travail. Il y cite souvent les Carnets de Mazarin et quelques-unes des notes écrites par lui, tant en italien qu’en français, sur les objets qui le préoccupaient et dont il voulait parler à la reine. On trouverait dans ces Carnets de Mazarin des maximes