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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/283

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MADAME DU CHÂTELET

Trop bien ont-ils quelque art qui vous peut plaire,
Quelque jargon plein d’assez de douceurs,
Mais d’être sûrs ce n’est là leur affaire.


Elle ne cesse de lui faire recommander, par d’Argental, la sagesse et l’incognito. L’incognito à Voltaire, cet homme, cet enfant amoureux de la célébrité ! On voit combien elle tient à la vie et au bonheur avec lui, à un bonheur pour toujours. Elle craint qu’il ne s’accoutume là-bas à se passer d’elle ; la liberté a de grands charmes, et les libraires hollandais aussi, ces libraires qui vous tentent de tout imprimer et de tout dire. Elle a l’idée fixe qu’il soit sage là-bas, et ne se permette rien de trop dans ses Éditions de Hollande, afin de pouvoir revenir ensuite et de jouir ensemble de la félicité à Cirey : « Surtout qu’il n’y mette pas le Mondain ! » (Charmant Mondain ! c’était une affaire d’État alors, et l’avenir d’un homme en dépendait.) — « Il faut à tout moment, s’écrie-t-elle, le sauver de lui-même, et j’emploie plus de politique pour le conduire que tout le Vatican n’en emploie pour retenir la Chrétienté dans ses fers. » Ce dernier trait est au moins solennel et peut sembler disproportionné, mais c’est ainsi que raisonne la passion. Tout à côté, Mme Du Châtelet parlera de lui comme d’un enfant, avec sollicitude, avec tendresse : « Nous sommes quelquefois bien entêté, dit-elle en souriant, et ce démon d’une réputation que je trouve mal entendue ne nous quitte point. » Dans ces lettres à d’Argental, nous retrouvons la Mme Du Châtelet passionnée et tendre, celle que Voltaire nous a si bien peinte en deux mots, un peu philosophe et bergère.

Elle a des accents vrais, et dont l’excès même ne déplaît pas. Dans un moment elle s’exagère les périls ; son imagination va jusqu’à se représenter Voltaire peu en