Elle se trace l’idéal de deux personnes « qui seraient
faites à tel point l’une pour l’autre, qu’elles ne connussent
jamais la satiété ni le refroidissement. » Mais un tel
accord de deux êtres si à l’unisson lui semble trop beau :
« Un cœur capable d’un tel amour, dit-elle, une âme si
tendre et si ferme, semble avoir épuisé le pouvoir de la
Divinité ; il en naît une en un siècle ; il semble que d’en
produire deux soit au-dessus de ses forces, ou que, si
elle les avait produites, elle serait jalouse de leurs plaisirs
si elles se rencontraient. » Et, se rabattant alors à une
liaison moins égale et moins haute, elle estime que l’amour
peut encore nous rendre heureux à moins de frais ;
« qu’une âme sensible et tendre est heureuse par le
seul plaisir qu’elle trouve à aimer. » Ici, elle pense évidemment
à elle-même ; elle se flatte d’avoir reçu du Ciel
une de ces âmes tendres et immuables (voilà le coin d’illusion),
qui savent se contenter d’une seule passion,
même quand elle n’est plus partagée, et qui restent à
jamais fidèles à un souvenir :
« J’ai été heureuse pendant dix ans, avoue-t-elle, par l’amour de celui qui avait subjugué mon âme, et ces dix ans, je les ai passés tête à tête avec lui, sans aucun moment de dégoût et de langueur. Quand l’âge et les maladies ont diminué son goût, j’ai été longtemps sans m’en apercevoir : j’aimais pour deux ; je passais ma vie entière avec lui, et mon cœur, exempt de soupçons, jouissait du plaisir d’aimer et de l’illusion de se croire aime. Il est vrai que j’ai perdu cet état si heureux, et que ce n’a pas été sans qu’il m’en ait coûté bien des larmes. »
En écrivant ces pages, elle se flattait encore qu’elle tiendrait bon dans ce qu’elle appelait l’immutabilité de son cœur, et que le sentiment paisible de l’amitié, joint à la passion de l’étude, suffirait à la rendre heureuse. Elle avait quarante ans sonnés, et, stoïcienne, géomètre