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BÉRANGER.

rait croire qu’il est bien difficile désormais d’aborder ce genre après lui sans l’imiter. Entre ses mains, l’ancienne chanson française, légère, moqueuse, satirique, non contente de se revêtir d’un rhythme plus sévère, s’est transformée en esprit et s’est élevée ; ceux qui en aimaient avant tout la gaieté franche, malicieuse en même temps et inoffensive, ont pu trouver qu’elle perdait chez lui de ce caractère. Par ce côté d’une gaieté naïve, d’une ronde et franche bonhomie, l’aimable Désaugiers lui reste supérieur. Béranger, même comme chansonnier, a trop d’art, trop de ruse et de calcul, il pense à trop de choses à la fois, pour être parfaitement et innocemment gai. Il a poussé la chanson jusqu’au point où elle peut aller et où elle cesse d’être elle-même. C’est là sa gloire ; elle implique un léger défaut.

Béranger a fait des chansons, et mieux que des chansons : a-t-il fait pour cela des odes parfaites ? Il y a ici une question littéraire qui n’a jamais été touchée qu’à peine, tant il a été convenu d’emblée et d’acclamation que Béranger était classique comme Horace, et le seul classique des poètes vivants.

Je viens de relire presque tout entier (de relire, il est vrai, et non pas de chanter) le Recueil de Béranger, et j’ai acquis la conviction que, chez lui, l’idée première, la conception de la pièce, est presque toujours charmante et poétique, mais que l’exécution, par suite des difficultés du rhythme et du refrain, par suite aussi de quelques habitudes littéraires qui tiennent à sa date ou à sa manière, laisse souvent à désirer. Pour rendre évidentes ces observations de détail, je n’ai rien de mieux à faire qu’à prendre une à une quelques-unes de ses plus belles et de ses plus célèbres pièces, et qu’à expliquer ma pensée.

Le Roi d’Yvetot, par où il débuta en mai 1813, me