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CAUSERIES DU LUNDI.

Je ne fais dans tout ceci qu’extraire et résumer les Mémoires du temps. C’est un plaisir plus grand qu’on ne suppose, de relire ces auteurs du xviiie siècle qu’on répute secondaires, et qui sont tout simplement excellents, dans la prose modérée. Il n’y a rien d’agréable, de délicat et de distingué comme les pages que Marmontel a consacrées dans ses Mémoires à Mme Geoffrin et à la peinture de cette société. Morellet lui-même, quand il parle d’elle, est non pas un excellent peintre, mais un parfait analyste ; la main qui écrit est bien un peu lourde, mais la plume est nette et fine. Il n’est pas jusqu’à Thomas, qu’on donne pour emphatique, qui ne soit très-agréable et très-heureux d’expression au sujet de Mme Geoffrin. On répète toujours que Thomas est enflé ; mais nous-mêmes nous sommes devenus, dans notre habitude d’écrire, si enflés, si métaphoriques, que Thomas relu me paraît simple.

Le grand événement de la vie de Mme Geoffrin fut le voyage qu’elle fit en Pologne (1766), pour aller voir le roi Stanislas Poniatowski. Elle l’avait connu tout jeune homme à Paris, et l’avait rencontré comme tant d’autres dans ses bienfaits. À peine monté sur le trône de Pologne, il lui écrivit : Maman, votre fils est roi ; et il la pria avec instance de le venir visiter. Elle n’y résista point, malgré son âge déjà avancé ; elle passa par Vienne, et y fut l’objet marqué des attentions des souverains. On a cru qu’une petite commission diplomatique se glissa au fond de ce voyage. On a les lettres de Mme Geoffrin écrites de Varsovie, elles sont charmantes ; elles coururent Paris, et ce n’était pas avoir bon air dans ce temps-là que de les ignorer. Voltaire choisit ce moment pour lui écrire comme à une puissance ; il la priait d’intéresser le roi de Pologne à la famille Sirven. Mme Geoffrin avait honnêteté, et ce voyage ne la lui tourna point. Mar-