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CAUSERIES DU LUNDI.

sans s’effacer ni se prévaloir, et de se tenir en tout et avec tous d’un air aisé sur la limite des bienséances.

Comme toutes les puissances, elle eut l’honneur d’être attaquée. Palissot essaya de la traduire deux fois sur la scène à titre de patronne des Encyclopédistes. Mais, de toutes les attaques, la plus sensible à Mme Geoffrin dut être la publication des Lettres familières de Montesquieu, que l’abbé de Guasco fit imprimer en 1767 pour lui être désagréable. Quelques mots de Montesquieu contre Mme Geoffrin indiquent assez ce qu’on pourrait d’ailleurs deviner, qu’il entre toujours un peu d’intrigue et de manège partout où il y a des hommes à gouverner, même quand ce sont les femmes qui s’en chargent. Mme Geoffrin, d’ailleurs, eut le crédit de faire arrêter l’édition, et on mit des cartons aux endroits où il était question d’elle.

La dernière maladie de Mme Geoffrin présenta des circonstances singulières. Tout en soutenant de ses libéralités l’Encyclopédie, elle avait toujours gardé un fond ou un coin de religion. La Harpe raconte qu’elle avait à sa dévotion un confesseur capucin, confesseur à très-large manche, pour la commodité de ses amis qui en auraient eu besoin ; car si elle n’aimait pas, quand on était de ses amis, qu’on se fît mettre à la Bastille, elle n’aimait pas non plus qu’on mourût sans confession. Pour elle, tout en vivant avec les philosophes, elle allait à la messe, comme on va en bonne fortune, et elle avait sa tribune à l’église des Capucins, comme d’autres auraient eu leur petite maison. L’âge augmenta cette disposition sérieuse ou bienséante. À la suite d’un Jubilé qu’elle suivit trop exactement dans l’été de 1776, elle tomba en paralysie, et sa fille, profitant de cet état, ferma la porte aux philosophes, dont elle craignait l’influence sur sa mère. D’Alembert, Marmontel, Morellet, furent brusquement exclus ; on juge de la rumeur.