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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/387

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M. DE BROGLIE.

M. de Broglîe a su également se le conserver ; il en est investi. Il l’a comme sauvé au milieu des orages politiques de la vie active, à travers les luttes les plus vives qui aient mis un homme d’État en contradiction apparente avec son passé, tant il a laissé à tous, même à ses adversaires, le sentiment de sa droiture, de son haut désintéressement et de sa parfaite sincérité d’homme de bien !

Mais, en même temps, M. de Broglie est un des esprits les plus originaux de notre époque, un des esprits les plus curieux, les plus compliqués dans leur formation et dans leur mode de pensée. Je voudrais tâcher de le bien démêler ici et de le faire comprendre.

Victor, duc de Broglie, celui dont nous parlons, né en novembre 1785, petit-fils du maréchal de Broglie, descend d’une race toute guerrière, dans laquelle on distinguait des gens d’esprit, dont quelques-uns ont eu un nom dans la Diplomatie ou dans l’Église ; mais il ne s’y trouverait aucun philosophe ni écrivain proprement dit. Il est le premier de sa race qui ait marqué dans l’ordre de la pensée. Son père, le prince de Broglie, fils aîné du maréchal, était entré jeune au service ; il avait fait la guerre d’Amérique avec zèle et gaieté, comme toute cette jeune noblesse du temps, les Lameth, les Ségur, les Lauzun ; comme eux aussi, il était en plein dans les idées du xviiie siècle. On a de lui la Relation de son voyage en Amérique, dont quelques parties ont été imprimées : c’est un vif, amusant et spirituel récit, tout à fait dans le genre d’esprit d’alors, dans le genre français et léger. Les dames y tiennent beaucoup de place ; les observations sérieuses s’y retrouvent sous le badinage. Washington y est très-bien vu et présenté dans un judicieux portrait. Les nonnes de Tercère, les dames espagnoles de Caxacas, n’y sont pas regardées avec moins