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JEANNE D’ARC.

ralement répandue et accréditée, qu’un tel sujet désormais ne pouvait être traité sérieusement. Ce n’est pas le moment de venir faire de la morale à Voltaire pour un tort si universellement senti, et dont lui-même aujourd’hui aurait honte. Sachons seulement que tout le xviiie siècle adorait cette Pucelle libertine, que les plus honnêtes gens en savaient par cœur des chants entiers (j’en ai entendu réciter encore). M. de Malesherbes lui-même, assure-t-on, savait sa Pucelle par cœur. Il y a dans un siècle de ces courants d’influence morale auxquels on n’échappe pas. Aujourd’hui on est passé à une autre extrémité contraire, et on serait assez mal reçu, je pense, si on en avait la vilaine idée, de venir risquer à ce sujet le plus petit mot pour rire. Cette disposition, après tout, même dans son exagération, est des plus respectables ; elle est la plus juste et la plus vraie, et ce n’est pas moi qui m’aviserai d’y porter atteinte.

De quelque point de vue qu’on le prenne, et même en se tenant en garde contre toute exaltation, quelle plus touchante figure en effet, quelle plus digne de pitié et d’admiration que celle de Jeanne ! La France, au moment où elle parut, était aussi bas que possible. Depuis quatorze années d’une guerre dont le début avait été signalé par le désastre d’Azincourt, il ne s’était rien fait qui pût relever le moral du pays en proie à l’invasion. Le roi anglais siégeait à Paris ; le Dauphin français se maintenait à grand’peine sur la Loire. Un de ceux qui l’accompagnaient et qui fut de ses secrétaires, un des écrivains les plus estimables de ce temps, Alain Chartier, a exprimé énergiquement cet état de détresse, pendant lequel il n’y avait plus pour un homme de bien et d’étude un seul lieu de paix ni de refuge dans tout le pays, hors derrière les murailles de quelques cités ; car « des champs,