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CAUSERIES DU LUNDI.

bituellement, de se figurer que les pensées nées du dedans, et qui reviennent sous cette forme, sont des suggestions extérieures ou supérieures, est un fait désormais bien constaté dans la science, un fait très-rare assurément, très-exceptionnel, mais qui ne constitue nullement miracle, et qui non plus ne constitue pas nécessairement folie : c’est le fait de l’hallucination proprement dite.

« En combinant les indices fournis par les documents, l’idée que je me fais de la petite fille de Domremy, dit très-judicieusement M. Quicherat, est celle d’un enfant sérieux et religieux, doué au plus haut degré de cette intelligence à part qui ne se rencontre que chez les hommes supérieurs des sociétés primitives. Presque toujours seule à l’église ou aux champs, elle s’absorbait dans une communication profonde de sa pensée avec les saints dont elle contemplait les images, avec le ciel où on la voyait souvent tenir ses yeux comme cloués. » La chaumière de son père touchait de près à l’église. Un peu plus loin on arrivait, en montant, à la fontaine dite des Groseilliers, sous un hêtre séculaire appelé le beau Mai, l’arbre des Dames ou des Fées. Ces Fées auxquelles les juges de Jeanne d’Arc attachaient tant d’importance pour la convaincre de commerce avec les malins esprits, et qu’elle connaissait à peine de nom, expriment pourtant l’idée de mystère et de religion qui régnait en ce lieu, l’atmosphère de respect et de vague crainte qu’on y respirait. Plus loin encore, était le Bois-Chesnu, le bois des chênes, d’où, suivant la tradition, devait sortir une femme qui sauverait le royaume perdu par une femme (par Isabeau de Bavière). Jeanne savait cette tradition de la forêt druidique et se la redisait en se l’appliquant tout bas. À certains jours de fête, les jeunes filles du village allaient à l’arbre des Dames porter des