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M. DE MALESHERBES

d’abord toutes sortes de difficultés au critique. Fréron, dans le premier moment, s’était livré à de grosses représailles, à des personnalités et à des injures : le tout était encadré dans une relation assez spirituelle qu’il intitulait Relation d’une grande Bataille, c’est-à-dire de la soirée de la Comédie-Française (26 juillet 1760). Mais le censeur lui rayait tout. Fréron, hors de lui, écrivait à ce censeur dont il ne savait pas le nom ; il s’adressait en dernier ressort à M. de Malesherbes :


« C’est bien la moindre des choses que je réponde par une gaieté à un homme qui m’appelle fripon, coquin, impudent… J’ai recours à votre équité, Monsieur ; on imprime tous les jours à Paris cent horreurs ; je me flatte que vous voudrez bien me permettre un badinage. Le travail de mon Année littéraire ne me permet pas de faire de petites brochures détachées ; mon ouvrage m’occupe tout entier et ne me laisse point le temps de faire autre chose. Mes feuilles sont mon théâtre, mon champ de bataille ; c’est là où jattends mes ennemis et où je dois repousser leurs coups. »


M. de Malesherbes fut d’avis que, cette fois, il fallait passer quelque chose à Fréron ; on ne lui raya que les personnalités les plus directes. « Il faut suivre une règle, écrivait Malesherbes au censeur, quoique nous nous en soyons un peu écartés dans la feuille de la Bataille, parce que, dans ce moment-là, le pauvre Fréron était dans une crise qui exigeait quelque indulgence. » Maintenant qu’on lise, si on le veut, dans l’Année littéraire (1760, tome V, p. 209), la Relation d’une grande Bataille. Grâce aux difficultés que lui opposa la Censure, Fréron, obligé de se contraindre et de passer de l’injure à l’allusion, a véritablement acquis de la finesse et de l’esprit plus qu’il ne s’en accorde ordinairement. C’est un de ses meilleurs articles, le meilleur peut-être ; c’est presque du Janin déjà, avec plus de sobriété. Il caractérise sous des noms légèrement travestis, comme dans