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CHATEAUBRIAND.

C’est trop. Je crois voir exactement une femme de caractère acariâtre, la Xanthippe de Socrate, si vous voulez, qui, sous prétexte qu’elle est femme d’honneur et fidèle, s’en autorise pour dire à son mari, sur tous les tons, qu’elle ne l’aime pas, et pour le traiter comme un nègre. N’est-ce pas ainsi que M. de Chateaubriand a traité les rois ? Les rois en revanche ont eu le caractère bien fait ; ils ont tout souffert et oublié, et le bon Charles X, cette fois, a été comme Socrate.

Depuis la publication du Congrès de Vérone et des Mémoires, ce point de vue qui porte sur le caractère même nous est apparu dans toute sa lumière, et l’auteur a pris soin de mettre en saillie toutes les faiblesses de l’homme. Si M. de Chateaubriand n’avait pas écrit cette partie politique de ses Mémoires, et s’il eût laissé le souvenir public suppléer à ses récits, on lui eût trouvé sans doute des écarts bien brusques et des inconséquences ; mais la grandeur du talent, la chevalerie de certains actes, la beauté historique de certaines vues, auraient de loin recouvert bien des fautes ; je ne sais quel air de générosité aurait surnagé, et jamais on n’eût osé pénétrer à ce degré dans la petitesse des motifs et des intentions. L’imagination publique, assez d’accord avec ses défauts, les eût, au contraire, protégés et agrandis. Aujourd’hui il n’y a plus moyen, et jamais auteur de Mémoires, en se posant, n’a plus fait pour se diminuer. Ceux pourtant qui continuent d’aimer les phrases, les belles pensées détachées, les fragments spécieux de théorie, les prédictions inutiles et frappantes, les fantaisies poétiques dont on peut faire collection, trouveront amplement encore, en le lisant, de quoi se satisfaire ; mais les esprits qui demandent de la suite, de la raison, un but, quelque conséquence dans les actes et dans la conduite, savent désormais à quoi s’en tenir sur la