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PLINE LE NATURALISTE.

de plus misérable. » Cuvier lui a reproché une philosophie chagrine. Né à une époque de calamités et de corruption, Pline porte en effet ses impressions morales, et comme ses ressentiments de société, dans la considération de la nature. Son livre VII, où il traite de l’Homme, commence par un tableau énergique, éloquent et sombre, où il semble se ressouvenir des couleurs du poëte Lucrèce, et préparer la matière aux réflexions d’un Pascal. Il nous montre l’homme, le seul de tous les animaux, jeté nu sur la terre nue, signalant son entrée dans le monde par des pleurs, ignorant le rire avant le quarantième jour ; et il s’attache, en toute rencontre, à nous faire voir, par une sorte de privilège fatal, ce maître de la terre malheureux, débile, toujours en échec, et, jusque dans l’éclair du plaisir, toujours prêt à se repentir de la vie. Je n’ai pas à discuter ici cette manière de voir dont Pascal a si puissamment usé depuis. Il est de grands esprits qui exagèrent peut-être les difficultés et qui créent les contradictions au sein d’eux-mêmes, pour se donner ensuite le tourment et le triomphe de les dénouer. De plus conciliants philosophes, des esprits plus largement contemplateurs, ont prétendu « qu’il n’y a point de contradictions dans la nature. » Il est difficile pourtant, si indulgent qu’on soit, de n’en point apercevoir quelques-unes dans l’homme, tel du moins que nous le voyons. Pline s’est contenté de les marquer, sans essayer d’en rendre compte. Tout ce livre sur l’Homme est d’ailleurs des plus curieux chez lui. Après avoir ramassé toutes sortes de singularités et bizarreries physiologiques sur les sexes, sur les organes des sens, il en vient aux grands hommes, à ceux qui ont excellé ou primé par une distinction quelconque. César lui paraît à bon droit avoir été, dans l’ordre de l’action, le premier des mortels : « Je pense, dit-il, que