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donné en 1845 une Étude sur la Vie et les Ouvrages de La Boëtie ; l’année suivante il publiait les Œuvres complètes de La Boëtie (traités, traductions, poésies latines et françaises), recueillies et réunies pour la première fois[1], et il mettait ainsi à la portée de tous ce qui n’était jusque-là que la curiosité et le partage de quelques-uns. Comme amateur des vieux livres, on peut souffrir de cette divulgation des choses rares ; comme partie du public et comme lecteur du commun, on ne saurait s’en plaindre. Un bibliophile des plus distingués, qui porte dans l’étude de Montaigne et de tout ce qui l’approche (et qui donc approche plus près de Montaigne que La Boëtie ?) une passion noble et élevée, M. le docteur Payen a touché ce point dans un article inséré au Bulletin du Bibliophile (août 1846). En annonçant la publication de M. Feugère et en y applaudissant volontiers dans son ensemble, il a laissé percer un regret :


« Pourtant, bibliographiquement parlant, dit-il, je suis un peu blessé de cette sorte de profanation qui consiste à jeter à profusion à la multitude ce qui, jusque-là, avait été le partage de quelques lecteurs d’élite. Sans doute les grands génies dont s’honore l’intelligence humaine ont subi cette épreuve, et l’une de leurs gloires est d’y avoir résisté ; mais les Sonnets de La Boëtie ne le classeront pas avec Pindare, Anacréon, Horace… J’accorde qu’il ne perdra pas à être envisagé de près ; mais je crois qu’il gagnerait à être entrevu à distance. Le demi-jour seyait bien à cette grave figure du seizième siècle ; j’aimais à apercevoir cette grande âme, avec la perspective de trois cents années. Ses Œuvres d’ailleurs n’étaient point tellement rares qu’on ne pût les trouver en les cherchant, et la peine qu’on prend en ce cas est déjà du plaisir. »


J’ai voulu citer cette expression fidèle d’un regret d’amateur, parce qu’elle se rattache à un sentiment plus général, à celui que porte tout antiquaire et tout ami des souvenirs dans l’objet favori de son culte, dans ce coin réservé du passé où l’on a mis son étude, son in-

  1. Chez Jules Delalain, rue des Mathurins-Saint-Jacques.