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CAUSERIES DU LUNDI.

L’abbé de Pons gagna son procès, mais résigna presque aussitôt son canonicat ; il s’était accoutumé, dans l’intervalle, à la vie de Paris et à la fréquentation des gens de lettres.

C’était l’époque des cafés et de leur première vogue ; ils étaient hantés par ce qu’il y avait de mieux parmi les gens d’esprit. Il y avait alors deux cafés qui étaient leur lieu de rendez-vous : celui de Procope, en face de la Comédie, et celui de Gradot, sur le quai de l’École. Je laisse parier Duclos, le meilleur témoin de ce temps ;

« La Motte, dit-il, Saurin, Maupertuis, étaient les plus distingué. de chez Gradot. Boindin, l’abbé Terrasson, Fréret et quelques artistes s’étaient adonnés au café Procope, et s’y rendaient assidûment, indépendamment de ceux qui y venaient de temps en temps, tels que Piron, l’abbé Des Fontaines, Le Sage et autres. Je ne crois pas, ajoute Duclos, que ces cafés soient aujourd’hui sur le même pied… Parmi ceux qui venaient chez Procope, il y en avait qui allaient aussi au café de Gradot, tels que La Faye. »

Mais La Motte, que Duclos appelle le plus aimable des gens de lettres, ne s’éloignait guère, et pour cause, du café Gradot :

« Après avoir vécu dans les meilleures sociétés de Paris et de la Cour, devenu aveugle et perclus des jambes, il était réduit à se faire porter en chaise au café de Gradot, pour se distraire de ses maux dans la conversation de plusieurs savants ou gens de lettres qui s’y rendaient à certaines heures. J’y trouvai (c’est Duclos qui parle) Maupertuis, Saurin, Nicole, tous trois de l’Académie des sciences, Melon, auteur du premier Traité sur le Commerce, et beaucoup d’autres qui cultivaient ou aimaient les Lettres. La Motte était le point de réunion de l’assemblée, et personne n’y était plus propre que lui, par le ton de politesse qu’il mettait dans la discussion. Les science », dont il ne s’était pas occupé, ne lui étaient pas étrangères ; il en saisissait la métaphysique. Ses idées étaient nettes, précises, et rendues avec ordre et clarté. Ses ouvrages, et surtout ses qualités personnelles, lui avaient fait des enthousiastes ; aussi était-il l’objet de l’envie de ceux qui n’étaient pas en état de l’estimer. »

L’abbé de Pons était un des habitués de ce café Gradot, où l’on ne criait pas, et où La Motte donnait le ton