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peut à bon droit s’appeler celle du minimum de tolérance, et cela non point parce que le preux chevalier trouve tout simple de tomber à bras raccourci sur le juif et le mécréant, — de tout temps il se rencontre des chevaliers qui seraient disposés à en faire autant (Réclamations, murmures), — mais parce que le plus juste des rois l’approuve et ne le désavoue pas.

S. Ém. le cardinal Donnet. Je veux arrêter ici M. Sainte-Beuve en lui rappelant qu’il y a deux sortes de tolérance : la tolérance civile et la tolérance religieuse. La tolérance civile consiste à aimer ceux même qui ne nous aiment pas et à laisser en paix dans chaque État tous ceux qui se conforment aux lois, s’appliquant à ne point troubler la tranquillité publique. Cette tolérance n’est point condamnée par l’Église. Fénelon la conseillait à tous les souverains qui avaient des dissidents dans leurs États, et tous les évêques la pratiquent dans leurs diocèses. La tolérance religieuse consisterait à dire que toutes les religions sont bonnes. Mais elles ne sont pas toutes bonnes, si elles ne sont pas toutes vraies. Or, si je suis dans le vrai, quand je proclame que Jésus-Christ est Dieu, pouvez-vous exiger de moi, au nom de la tolérance et dans un intérêt de paix, que je consente à ne voir dans cet adorable Sauveur qu’un sage ou un philosophe ? Vous n’avez pas plus le droit d’exiger de moi un pareil sacrilège que de vouloir me forcer à convenir que deux et deux font cinq, quand j’ai la conviction avec vous tous que deux et deux font quatre. Et à ce sujet, je suis tenté de revenir sur des paroles prononcées à cette tribune par le préopinant et qui provoquèrent une indignation dont MM. le comte de Ségur d’Aguesseau et le baron Dupin se rendirent les interprètes.

Plusieurs sénateurs. N’interrompez pas, laissez continuer, vous répondrez.

S. Ém. le cardinal Donnet. N’ayant pas été présent à cette séance, j’aurais vivement désiré faire entendre une protestation au nom des catholiques de nos diocèses ; mais, puisque le Sénat paraît d’avis de laisser M. Sainte-Beuve continuer la discussion, je trouverai l’occasion de revenir sur ce sujet.

M. le Président. J’engage Monseigneur de Bordeaux à laisser parler l’orateur. Ceux de MM. les sénateurs qui désireront répondre auront la parole.

M. Rouland. Continuez, monsieur Sainte-Beuve, parlez librement, le Sénat vous écoute.

M. Sainte-Beuve. Des siècles après, quand l’Assemblée constituante mit fin à cette oppression, à cette iniquité séculaire, et rendit aux juifs le droit de cité, savez-vous ce qu’écrivait le lendemain la petite-fille de saint Louis, la digne et vertueuse Madame Élisabeth ? Elle écrivait à son amie, madame de Bombelles, à la date du 29 janvier 1790 :

« Comme cette lettre ne verra pas la poste de France, je puis t’écrire avec un peu plus d’aisance. L’Assemblée a mis hier le comble à toutes ses sottises et ses irréligions en donnant aux juifs la possibilité d’être admis à tous les emplois. La discussion a été fort longue, mais les gens raisonnables ont eu, comme de coutume, le dessous. Il n’y a encore que les juifs qui avaient des privilèges qui sont admis ; mais vous verrez bientôt que toute la nation aura les mêmes avantages. Il était réservé à notre siècle de recevoir comme amie la seule nation que Dieu ait marquée d’un signe de réprobation, d’oublier la mort qu’elle a fait souffrir à Notre-Seigneur et les bienfaits que ce même Seigneur a toujours répandus sur la France, en faisant triompher ses ennemis et leur ouvrant avec joie notre sein. Je ne puis te rendre combien je suis en colère de ce décret. Il faudrait bien mieux se soumettre et attendre avec résignation la punition que le Ciel nous réserve, car il ne permettra pas que cette faute reste sans vengeance… »

Cette noble et vertueuse personne parlait comme une croyante, au nom de sa vérité religieuse ; elle en était restée au point de vue le plus opposé à celui où doit se placer l’État moderne et le souverain de cet État. Et ce cas est encore celui de bien des hommes, personnellement respectables, d’entre nos contemporains, lesquels, si on les laissait faire, nous ramèneraient sur certains points à l’âge d’or de saint Louis.