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PORT-ROYAL

tous les talents, se greffer sur le bon et sur le mauvais, et n’être pas moins brillant pour cela ni moins flatteur. La langue même accuse cette confusion par les termes dont elle le nomme : le fin, qui marque le beau ( fine en anglais), touche de près au fin dans le sens de malin, au mal ; or le goût, l’agréable et le fin, littérairement parlant, c’est la même chose.

Dans le ménagement de tout talent de poète, d’écrivain ou d’artiste sous les diverses formes, un péril particulier se reproduit. Michel-Ange, vieillard, se reproche, se repent dans un éloquent sonnet d’avoir adoré l’art et de s’en être fait une idole. Dante, je l’espère, et Milton ont échappé à ce genre d’idolâtrie.[1] Pourtant c’est là l’écueil des plus grands et des moindres en cette carrière, l’écueil de Michel-Ange comme de Balzac, comme de Racine, de ce Goethe que j’ai appelé le Talleyrand de l’art, comme de ceux que j’en appellerai les Roland, de ceux qui en ont le talisman mystérieux comme de ceux qui en font sonner l’épée magique et le cor d’ivoire. Si à chaque instant l’on n’y prend pas garde, il y a là, quelles que soient les belles choses qu’on dit, et même plus on dit de belles choses, une déviation morale très prochaine, une tentation qui fait aisément qu’on s’occupe bien moins de les penser et de les pratiquer que de les dire, que d’y inscrire et d’y enchâsser éternellement son nom comme Phidias dans le bouclier de sa Minerve. Balzac nous a offert la faute jusqu’au ridicule, à l’état de fétichisme,

  1. Une belle âme, et des plus hautement chrétiennes, a écrit ces paroles mémorables sur l’espèce de conflit entre l’art et Dieu : « Croyez-moi, il faut choisir entre Dieu et le monde, entre la beauté éternelle et la vaine apparence. Advienne que pourra de la littérature ! Je suis persuadée que la poésie n’y perdrait rien, si le monde était chrétien ; car Dieu est le plus grand des poètes après tout. Mais enfin, quand elle y perdrait, qu’importe ? C’est quelque chose de vrai et de sérieux qu’il nous faut pour vivre et mourir. » (La duchesse de Broglie.)