Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/170

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
160
PORT-ROYAL.

c’est du goût en particulier qu’il s’agit. On devine assez, d’après ce qui a été exposé de l’opinion de M. de Saint-Cyran sur ce point,[1] quelle théorie et quelle esthétique de rigueur découlent, à plus forte raison, de Jansénius ; mais il n’est pas mal de tirer à nu ces extrêmes conséquences, car c’est leur extrémité même qui en fait le caractère.

Parmi les effets de la Chute, Jansénius avec saint Augustin marquait surtout la concupiscence, le mauvais désir, la mauvaise passion, comme la source de tous les autres vices ; il la divise en trois principales espèces : 1° passion des sens ; 2° passion de la science pure ou de la curiosité ; 3° passion de l’excellence ou de la prédominance : libido sentiendi, libido sciendi, libido excellendi.[2] La première, la passion sensuelle, se définit d’elle-même. Il décrit et pénètre merveilleusement la seconde, cet amour de savoir pour savoir, sans autre but, sans autre utilité et agrément (libido oculorum, l’appelle-t-il encore, parce que les yeux sont l’organe essentiel de la curiosité) ; il y ramène tous les savants, les investigateurs de la nature, ceux que l’insatiable passion de Faust entraîne et qui ne rapportent pas leurs acquisitions et leurs efforts à l’unique et suprême but capable de les rectifier.[3] Par la troisième passion, la plus spirituelle de toutes et la plus dangereuse aux grandes âmes puisqu’elle est précisément celle qui perdit Adam dans sa gloire, il entend l’amour ambitieux d’exceller, d’être le premier et comme Dieu ( eritis sicut Dii ), ce que l’Apôtre appelle l’orgueil de la vie ( superbia vitæ), et qui se loge non plus

  1. Précédemment, chap. IX, p. 83 et suiv.
  2. Au chapitre VIII, liv. II, du traité De Statu Naturœ lapsæ.
  3. Les Sirènes, dans Homère, n’offrent pas autre chose à Ulysse (l’homme de l’esprit), pour l’engager à venir, que ce que le Serpent promettait à Ève, de tout savoir : « Nous savons tout ce qu’il y a et tout ce qui se fait sur la terre nourricière. » (Odyssée, XII, 191.)