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LIVRE TROISIÈME.

magnifiquement isolé où il recule et installe son Dieu ne procède guère à autre fin.

Au demeurant, notre idée sur Montaigne, s’est éclaircie, ce semble, et a passé de la conjecture à la certitude ; nous tenons la clef glissante, et, bon gré mal gré, si glissante et si sorcière qu’elle soit, et fût-elle même plus sorcière que cette clef du Conte de la Barbe-Bleue, elle nous reste à la main ; nous pouvons désormais ouvrir chez lui, si l’envie nous en prend toute l’enfilade de ses pensées et arrière-pensées, ce labyrinthe de cabinets et de chambres où il se plaît, sans qu’on sache jamais, non plus que de Pygmalion, dans laquelle il couche.

Il n’y a de riant que l’apparence. Montaigne, en ce chapitre et dans tout son livre, a fait comme un démon malin, un enchanteur maudit, qui, vous prenant par la main, et vous introduisant avec mille discours séduisants dans le labyrinthe des opinions, vous dit à chaque pas, à chaque marque que vous voulez faire pour vous retrouver : « Tout ceci n’est qu’erreur ou doute, n’y comptez pas, ne regardez pas trop, en espoir de vous diriger au retour ; la seule chose sûre est cette lampe que voici ; jetez le reste : cette lampe sacrée nous suffit » Et quand il vous a bien promené, égaré et lassé dans les mille dédales, tout d’un coup il souffle, ou d’une chiquenaude il éteint ; et l’on n’entend plus qu’un petit rire.»[1]

Que succède-t-il alors ? Est-ce le doute universel qu’il a voulu ; et ce doute-là, quand il est final, ne forme-t-il pas une conclusion immense ? Quelle est-elle en effet ?

  1. Que Montaigne, après vous avoir mené loin, vous plante là, son disciple Gabriel Naudé le savait bien, et le pratiquait aussi sous air d'érudition ; dans son Mascurat, un des deux interlocuteurs, Saint Ange, dit à l’autre : «Tu fais justement comme ces vaches qui attendent que le pot au lait soit plein pour le renverser.» Voiià en bons termes gaulois l’éternelle méthode.