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PORT-ROYAL.

crut par instants établie, celle de l’école de Du Bellay et de Ronsard en vers, de Pasquier en prose, tous personnages qu’aimait et prisait fort Montaigne, mais sans en dépendre. Dès la première édition des Essais en 1580, il obtint un grand succès ; mais les critiques non plus ne manquèrent pas. On voit par une lettre de Pasquier quel genre de reproche cet ami et admirateur sincère lui adressait : particulièrement beaucoup de locutions impropres, et tirées de l’usage gascon. Pasquier, le rencontrant aux États de Blois (1588), les lui démontra, livre en main[1]; mais il parut, à l’édition prochaine, que Montaigne n’en avait tenu compte. Sous air de faire bon marché de sa manière, et tout en accusant son langage de n’avoir rien de facile et de poli, et d’être altéré par la barbarie du crû, il allait son train, gardait ses aises, choyait et relatait son livre (le plus chéri des livres), et donnait champ à son originalité. Balzac l’a pris au mot et y a été dupe.[2] Il a regretté que Montaigne fût venu avant Malherbe, avant que celui-ci eût dégasconné la Cour ; il a requis à ce titre indulgence pour Montaigne, qui, — je me l’imagine présent, — fait de son mieux pour ne par rire. Comme si le Gascon en tout temps (demandez à Montesquieu et à Bayle) n’eût pas trouvé moyen de l’être. Quoi qu’il en soit, sa langue, à lui,

  1. Entre autres, jouir, pris activement, jouir la vie, la vie se peult jouir, ce qui n’est pas sans grâce. — Parmi les mots de son invention qui ont réussi, on lui attribue celui d'enjoué, dont le parrainage lui sied bien. Sans aller vérifier, on aime à y croire. C’est comme pour cette expression d’esprit lumineux, qu’on rapporte à Messieurs de Port-Royal : le mot et la chose.
  2. Balzac et bien d’autres ; par exemple, ce bon M. de Plassac qui, dans le volume de ses Lettres, publié en 1648, écrit naïvement au milieu de toutes sortes d’éloges sur Montaigne : «J’ai regret qu’il ait si fort méprisé l’élocution, et que le peu de soin qu’il en a pris le fasse lire avec moins de plaisir…» Et pour y remédier, il se met, comme échantillon, à transcrire, en le traduisant à la moderne, le chapitre de la Vanité des Paroles. L’impertinent !