Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/469

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
459
LIVRE TROISIÈME.

Ce ne fut pourtant pas sans combat. Le coursier tua le corps, s’il ne put venir à bout de mener l’âme.

On sait l’anecdote célèbre de Pascal qui étudie et, pour ainsi dire, invente seul la géométrie à douze ans. Il a été écrit de magnifiques paroles[1]sur ce trait, que je dois me borner à consigner ici dans les termes originaux de madame Périer ; et cette dame, bien informée comme sœur, était de plus fort compétente ; car son père, outre le latin, l’histoire et la philosophie, lui avait encore montré les mathématiques.

« Mon père, nous dit-elle, étoit homme savant dans les mathématiques, et avoit habitude par là avec tous les habiles gens en cette science, qui étoient souvent chez lui ; mais, comme il avoit dessein d’instruire mon frère dans les langues, et qu’il savoit que la mathématique est une science qui remplit et qui satisfait beaucoup l’esprit, il ne voulut point que mon frère en eût aucune connoissance, de peur que cela ne le rendit négligent pour la latine et les autres langues dans lesquelles il vouloit le perfectionner. Par cette raison il avoit serré tous les livres qui en traitent, et il s’abstenoit d’en parler avec ses amis en sa présence ; mais cette précaution n’empêchoit pas que la curiosité de cet enfant ne fût excitée, de sorte qu’il prioit souvent mon père de lui apprendre la mathématique, mais il le lui refusoit, lui promettant cela comme une récompense : il lui promettoit qu’aussitôt qu’il sauroit le latin et le grec, il la lui apprendroit. Mon frère, voyant cette résistance, lui demanda un jour ce que c’étoit que cette science, et de quoi on y traitoit : mon père lui dit en général que c’étoit le moyen de faire des figures justes, et de trouver les proportions qu’elles avoient entre elles, et en même temps lui défendit d’en parler davantage et d’y penser jamais. Mais cet esprit qui ne pouvoit demeurer dans ces bornes, dès qu’il eut cette simple ouverture, que la mathématique donnoit des moyens

  1. Chateaubriand (Génie du Christianisme, troisième partie, liv. II ; chap vi) : « Il y avait un homme qui à douze ans, avec des barres et des ronds… »