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APPENDICE.

Pour expliquer la version toute différente qui fut mise en circulation par les Jésuites et qui consistait à nier que M. de Saint-Cyran eût été en état de recevoir les sacrements, Lancelot ajoute à son récit la particularité suivante :

« Il arriva (cette même matinée) que le bonhomme[1] M. Guérin, doyen de la Faculté et médecin de M. de Saint-Cyran, comme il l’étoit aussi du Collège des Jésuites, étant mandé chez M. de Saint-Cyran et y arrivant entre six et sept heures, il le trouva en apoplexie et s’en retourna quelque temps après, ne croyant pas qu’il y eût plus rien à faire. Puis, étant revenu sur les onze heures et ayant su qu’il venoit d’expirer, il se retira aussitôt sans s’informer davantage du particulier et alla dire aux Jésuites la nouvelle de cette mort. Ils lui demandèrent de quelle maladie il etoit mort et s’il avoit reçu ses sacrements : il répondit qu’il ne le croyoït pas, parce qu’il l’avoit vu dès le matin dans l’apoplexie et qu’il ne savoit pas le bon intervalle que Dieu lui avoit donné. Les Jésuites se le persuadèrent aisément et d’autant plus que cela s’accordoit assez bien avec les avantages qu’ils croyoient en tirer. Ils le publièrent partout, et depuis ils en remplirent leurs libelles, quoiqu’on eût eu soin, pour arrêter la médisance, de faire mettre le contraire dans la Gazette le samedi suivant, 17 octobre, en ces termes : « L’onzième de ce mois, l’abbé de Saint-Cyran, malade depuis quelques jours. mourut ici d’apoplexie, après avoir reçu le saint Viatique avec une piété digne de son éminente vertu, etc. »
« Mais cela n’arrêta pas la malice de ses ennemis, et ce bruit se repandit tellement que feu M. le Prince[2] voulant s’en assurer par lui-même, vint trouver M. le curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, de qui je l’ai su, pour s’informer de ce qui en étoit. Le curé ne manqua pas de rendre témoignage à la vérité, et assura Son Altesse Sérénissime que c’étoit lui-même qui avoit administré les sacrements à M. de Saint-Cyran, qui les avoit reçus avec une piété très-édifiante, quoique, quelque temps après, il fut retombé dans l’apoplexie. M. le Prince s’en retourna satisfait d’une part, et plein d’étonnement de l’autre, de voir la hardiesse avec laquelle les Jésuites débitoient cette nouvelle. »

En regard de ce récit, il ne faut pas craindre de mettre celui qu’a donné le Père Rapin dans son Histoire du Jansénisme. Les honnêtes gens, chrétiens ou non, feront aisément la différence du ton et du procédé. Le mauvais vouloir perce à tous les mots :

« L’abbé de Saint-Cyran (nous dit l’organe des Jésuites), devenu pesant et chagrin par les incommodités de sa prison, n’avoit plus la même vivacité pour l’intérêt de sa doctrine ; il disoit rarement la messe ; les jours de fête, il alloit communier dans quelques-unes des chapelles des Chartreux

  1. Bonhomme, dans la langue du temps, veut dire simplement vieux, et c’est même en ce sens qu’il convient peut-être d’adoucir 1’impression que nous fait le mot de Balzac, nous parlant de la mort de son bonhomme de père ; c’est comme qui dirait : le bonhomme Laërte. De même aussi, quand on disait : le bonhomme Corneille vient de mourir, cela voulait dire simplement: le vieux Corneille…
  2. Le père du grand Condé. Il était peu disposé en faveur des Jansénistes.