Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/56

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
46
PORT-ROYAL

pour l’éclat, comme sous l’Empire la bravoure pour la bravoure, indépendamment du but et de la cause. On va à la conquête de la métaphore dans tous les champs d’idées, comme on allait à la conquête des drapeaux à travers tous les royaumes. Mais, à force de nous complaire à décrire le défaut, prenons garde d’y tomber, et, parlant du mal contagieux, de nous trahir.

M. de Saint-Cyran connaissait donc Balzac ; il l’avait dû voir, plus d’une fois, du temps de son séjour à Poitiers, dans quelque voyage à Angoulême. « M. de Balzac, dit Lancelot,[1] lui écrivoit même quelquefois ; mais, comme M. de Saint-Cyran savoit qu’il étoit tout du monde, il s’en défaisoit autant qu’il pouvoit. Un jour, M. de Balzac lui écrivit une lettre qu’il avoit été plus de trois mois à enfanter et à polir. Comme M. de Saint-Cyran reconnut sa vanité, il ne lui fit point d’abord de réponse. » Cette lettre de Balzac, qu’il avait dû mettre une couple de mois à composer, est sans doute la suivante, l’un des graves chefs-d’œuvre du grand Épistolier, mais qui prend un caractère tout à fait comique, si l’on songe à la grimace de M. de Saint-Cyran qui la lit :

«Monsieur, comme ce porteur est témoin des obligations que je vous ai, il le sera aussi du ressentiment qui m’en demeure, et vous dira que, quand je serois né votre fils ou votre sujet, vous n’auriez sur moi que la même puissance que vous avez. Encore crois-je devoir à votre vertu quelque chose de plus qu’au droit des gens et à celui de la Nature ; et, si c’est la force qui a fait les Rois, et le hasard qui donne les pères, la raison mérite bien une autre sorte d’obéissance. C’est elle qui m’a vaincu dès la première conférence que j’ai eue avec vous, et qui me fit mettre toute ma présomption à vos pieds, après m’avoir montré qu’il est impossible de s’estimer et de vous connoitre.

  1. Mémoires, tome II, page 97 et suiv.