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APPENDICE.

des consciences s’en servirent pour déchirer au-dedans et au-dehors du royaume des personnes très-innocentes, très-sincères eî très-généreuses. Voici ce qui se passa en cette affaire que M. de Saint-Amour n’a traitée que légèrement dans son Journal.
« M. le comte de Chavigny, célèbre, par toute la France, par sa qualité de ministre d’État et de secrétaire des commandements de Sa Majesté, étant tombé malade au commencement du mois d’octobre, M. Mazure son pasteur, docteur de Sorbonne et curé de Saint-Paul[1], l’alla voir dès le premier jour de sa maladie ; et comme il étoit alors environné de plusieurs personnes qui l’empêchoient de lui parler librement des affaires de sa conscience, il le pria d’y revenir le lendemain. L’ayant trouvé attaqué d’une grosse fièvre,[2] M. de Chavigny lui dit que Dieu lui vouloit faire miséricorde, parce que n’ayant pu de lui-même s’arracher du monde, il l’en vouloit arracher ; qu’il le vouloit bien et y consentoit pourvu qu’il eût satisfait pour ses péchés. Ce pasteur l’ayant encore vu le jour suivant, M. de Chavigny lui demanda permission de se confesser à M. Singlin, disant qu’il ne laisseroit pas de se confesser à lui, et qu’il vouloit que son cœur lui fût connu avec les motifs et les intentions de toutes ses actions, et qu’il ne les lui cacheroit non plus qu’à Dieu ; qu’il désiroit être plus soumis à ses ordres qu’aucun de ses paroissiens et qu’il leur en vouloit donner l’exemple, ayant toujours eu estime et confiance en lui.
« M. de Saint-Paul lui ayant accordé la permission qu’il demandoit, il fit venir M. Singlin qui l’entendit de confession par deux fois et lui donna l’absolution ; et ensuite témoigna le lundi au soir, 7 du mois, au même M. de Saint-Paul que M. de Chavigny vouloit recevoir le saint Viatique et s’y étoit disposé.
« Ce pasteur l’étant venu voir sur le soir, le malade lui témoigna le même désir, fit quelques aumônes, et ils arrêtèrent ensemble qu’il communieroit le mardi au matin. Après lui avoir proposé de lui apporter le Saint-Sacrement de sa chapelle s’il le désiroit ainsi, il répondit qu’il vouloit ce qui étoit le plus dans l’ordre, le plus propre à faire paroître sa soumission et ce qui donneroit un meilleur exemple. Le mardi matin, les médecins lui trouvèrent un petit flux pour lequel ils jugèrent à propos de différer la communion. M. de Saint-Paul l’étant allé voir le soir, les médecins dirent qu’il falloit le communier à deux heures après minuit, parce qu’ils vouloient le mercredi 9 du mois lui donner deux médecines de vin émétique. M. le curé fit toutes les instances possibles pour le communier dès le mardi au soir, tant pour satisfaire à sa piété que pour prévenir les accidents d’une si dangereuse maladie. Mais ils répondirent qu’il alloit entrer dans son frisson, et que cette agitation lui seroit préjudiciable. Le sieur d’Aquin entre les autres représenta qu’à deux et trois heures après minuit en sortant de son accès il seroit trop foible, et qu’ainsi n’y ayant rien d’ex-

  1. Extrait d’une lettre de M. Mazure, curé de Saint-Paul, à M. du Plessis-Guénegaud, secrétaire d’État, le 16 octobre.
  2. Les mémoires du temps ont tout dit sur les causes de ce mal si brusque qui enleva M. de Chavigny. Ce fut pendant une altercation des plus violentes qu’il eut avec le prince de Condé, et chez ce prince même, qu’il se sentit saisi. Il rentra chez lui, à l’hôtel de Saint-Paul, en disant : « Je suis un homme mort. » La fièvre dite double-tierce le prit avec des accès de transport au cerveau qui lui laissaient des intervalles de répit ou plutôt d’abattement. M. de Chavigny suivait, dans l’habitude, le plus détestable régime pour un ambitieux et un homme d’action : il observait la diète de Cornaro. Il n’était âgé que de 44 ans quand il mourut ; il avait été fait secrétaire d’État à 23 ans.