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PORT-ROYAL

vrages de l’esprit y prévalut : ce qu’on appelle le style, la forme, l’art, le sel, le goût, ne vint qu’en second ordre et très souvent n’y vint pas. C’est ainsi qu’on doit s’expliquer comment, dans l’innombrable quantité d’écrits de mérite sortis de cette école, il en est infiniment peu qui soient entrés dans ce qui constitue, mondainement et communément parlant, la littérature. Un fait extérieur traduit assez bien cela : aucun ( Racine à part, et alors très-mondain), aucun de tous ces écrivains de Port-Royal ne fut de l’Académie.[1]

Faut-il regretter cette rigueur de direction, faut-il en tirer louange pour Port-Royal ? Y a-t-il à le féliciter de cette abnégation et de cette négligence, ou à la qualifier de fâcheuse ? Ceci tient à une question grave : Quel est le rapport de la littérature au Christianisme, et du goût à la morale ? Le goût et la littérature, bien que souvent d’accord avec la morale et la pensée chrétienne, ne s’en écartent-ils pas tout aussi souvent ? ne sont-ce pas des choses dont le domaine est de ce monde, dont le triomphe naturel est d’y régner, comme la beauté du visage, comme la puissance politique ; de ces choses qui peuvent se rencontrer certainement avec la vertu chrétienne, mais qui peuvent tout aussi aisément s’en passer, comme elle-même se passe d’elles ? Dante, je le sais, et Milton sont de grands poètes tout à fait chrétiens ; mais Shakespeare est grand poète aussi, et songe peu au Christianisme, et y fait peu songer ; Molière de même. Et si l’on descend de ces hauteurs de la pensée créatrice à la qualité de l’expression, au style et au goût à proprement parler, combien il est vrai de dire que l’esprit chrétien peut, très indifféremment, ou s’y trouver à quelque degré, ou ne pas s’y trouver du tout !

  1. Je ne compte ni l’abbé de Bourzeis, ni M. Du Bois, ni Barbier d’Aucourt. Je ne dis pas qu’il n’y ait pas eu des Jansénistes à l’Académie, je dis qu’il n’y a pas eu de Port-Royalistes.