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BÉRANGER.

sance d’illusion et de tendresse dont elle est douée, cette gaieté naturelle qui en formait alors le plus bel apanage et dont notre poëte avait reçu du ciel une si heureuse mesure, toutes ces ressources intérieures triomphèrent, et la période nécessiteuse qu’il traversait brilla bientôt à ses yeux de mille grâces. Ce fut le temps où il se mêla de plus près à toutes les classes et à toutes les conditions de la vie, où il apprit à se sentir vraiment du peuple, à s’y confirmer et à contracter avec lui alliance éternelle ; ce fut le temps où, dépouillant sans retour le factice et le convenu de la société, il imposa à ses besoins des limites étroites qu’ils n’ont plus franchies, trouvant moyen d’y laisser place pour les naïves jouissances. C’était le temps enfin du Grenier, des amis joyeux, de la reprise au revers du vieil habit ; l’aurore du règne de Lisette, de cette Lisette infidèle et tendre comme Manon, et dont il est dit dans un fragment de lettre qu’on me pardonnera de citer : « Si vous m’aviez donné à deviner quel vers vous avait choquée dans le Grenier (J’ai su depuis qui payait sa toilette), je vous l’aurais dit. Ah ! ma chère amie, que nous entendons l’amour différemment ! à vingt ans, j’étais à cet égard comme je suis aujourd’hui. Vous avez donc une bien mauvaise idée de cette pauvre Lisette ? elle était cependant si bonne fille, si folle, si jolie ! je dois même dire si tendre ! Eh quoi ! parce qu’elle avait une espèce de mari qui prenait soin de sa garde-robe, vous vous fâchez contre elle ! vous n’en auriez pas eu le courage, si vous l’aviez vue alors. Elle se mettait avec tant de