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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

intellectuel, il ne donnait que son temps et sa main, comme Jean-Jacques quand il copiait de la musique. Béranger ne perdit cette modique place qu’en 1821. Dès 1815, lors de la publication de son premier recueil, on l’avait prévenu, avec une sorte d’indulgence, qu’il prît garde de recommencer, parce qu’on serait, à regret, contraint de sacrifier une autre fois Bacchantes, Gaudrioles, Frétillons et ces Demoiselles, au décorum universitaire : on croyait jusque-là devoir quelque ménagement à l’auteur du Roi d’Yvetot. En 1821, quand Béranger récidiva, il se le tint pour dit, et du jour de la publication du second recueil, il ne remit pas les pieds à son bureau : on accepta cette absence comme une démission.

Dès qu’il s’était vu casé à l’Université, de 1809 à 1814, Béranger avait pu continuer avec lenteur ses essais silencieux. Il paraît, toutefois, qu’il songea encore au théâtre, mais ce n’était plus par goût comme d’abord. La chanson d’ailleurs le gagnait peu à peu, et empiétait chaque jour à petit bruit sur ses plus vastes desseins. Il avait de tout temps fait la chanson par amusement, avec une facilité, dit-il, qu’il n’a plus retrouvée depuis, en d’autres termes, selon moi, avec une négligence qu’il ne s’est plus permise. Mainte fois regardant passer dans la rue Desaugiers qu’il connaissait de vue sans être connu de lui, il avait murmuré tout bas : « Va, j’en ferais aussi bien que toi, des chansons, si je voulais, n’étaient mes poëmes. » Lorsqu’il eut fait pourtant les Gueux, les Infidélités de Lisette, ces petits chefs-d’œuvre de rhythme et de