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BÉRANGER.

La vie de Béranger, durant quinze ans, se lit tout entière dans ses chansons. Le fait intérieur et domestique que j’y remarque le plus, c’est son amitié avec Manuel. Il l’avait connu en 1815, et, dès lors, tous les deux s’unirent étroitement. Béranger appréciait surtout chez le vétéran d’Arcole l’intelligence ferme et lucide, les sentiments chauds et droits sans rien de factice, la vie naturelle ; l’homme du peuple au complet, dans une organisation perfectionnée. Bras, tête et cœur, tout était peuple en lui, a-t-il dit de son ami. Si quelque chose m’assure que Manuel, s’il avait vécu, serait resté peuple, et eût résisté à la contagion semi-aristocratique qui a infecté tant de nos tribuns parvenus, c’est que Béranger l’a jugé ainsi.

Depuis que Béranger a vu qu’il pouvait devenir poëte à sa guise, en demeurant chansonnier, il s’est noblement obstiné à n’être que cela : un goût fin, un tact chatouilleux, une probité haute, l’ont constamment dirigé dans ses nombreux et invincibles refus. Que ce soit une place dans les bureaux de M. Laffitte, un fauteuil à l’Académie, une invitation à ce qu’on appelle encore aujourd’hui la Cour, dont il s’excuse, le même sentiment de convenance et de dignité l’inspire. Il comprend son rôle de chantre populaire ; il s’y tient jusqu’au bout ; il a certes le droit d’y placer son orgueil, puisqu’il ne s’en fit jamais un marchepied vers le but des ambitions mesquines. Plein d’excellents conseils en tous genres, que viennent réclamer des clients bien divers, consolateur aimable, grâce à cette gaieté, nous dit-il, qui n’offense pas la tristesse, trouvant de crédit