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BÉRANGER.

et Boileau qui l’ont coup sur coup disciplinée en ce sens, il ajoute méchamment que cet honnête latin a tout perdu ; que, sans les lisières de ce mentor, il nous resterait bien d’autres allures, plus libres et cadencées : Courier, en son style d’Amyot, ne marquerait pas mieux ses préférences. On ne s’étonnera point, d’après cela, si les questions agitées, il y a peu d’années, dans la poésie et dans l’art, tout en paraissant fort étrangères au genre et aux préoccupations politiques de Béranger, ne l’ont laissé au fond ni dédaigneux ni indifférent. Spectateur préparé, juge équitable, il a même consenti à se croire partie intéressée dans les débats. La guerre déclarée par l’école nouvelle à la classification des genres lui a paru devoir affranchir le sien de l’infériorité classique, d’où il ne l’avait tiré qu’à la faveur d’un privilège tout personnel. Sa chanson, en effet, à laquelle un mot de Benjamin Constant avait conféré le diplôme d’Ode, était sans doute accueillie avec complaisance et distinction par la littérature de l’Empire ; mais elle n’était pas avec elle sur le pied d’égalité entière et native. On lui faisait honneur, mais par entraînement tour à tour ou condescendance. Enfant gâté du dessert, on lui passait ses crudités, ses goguettes de langage, mille familiarités sans conséquence, à titre de chanson ; dès qu’on l’admirait, c’était d’un visage tout d’un coup sérieux, à titre d’ode. On l’eût reçue de grand cœur, je crois, dans la compagnie des Quarante ; mais on se fût armé pour cette grave exception, devant le public, du précédent de M. Laujon. Bref, la chanson de Béranger se sentait un peu la protégée des