Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/153

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se livrent les natures heureuses ; si, sous ce vent aride, les couleurs sèchent plus vite dans les jeux de la séve, et bien avant que les combinaisons riantes soient épuisées ; si, par cette oppression qui nous arrête d’abord et nous refoule, quelque portion de nous-même se stérilise dans sa fleur, et si les plus riches ramures de l’arbre ne doivent rien donner ; — quand l’arbre est fort, quand les racines plongent au loin, quand la séve continue de se nourrir et monte ardemment ; — qu’importe ? — les pertes seront compensées par de solides avantages, le tronc s’épaissira, l’aubier sera plus dur, les rameaux plus fixes se noueront. Ainsi pour les génies vigoureux atteints du froid oubli dès leur virilité. J’aime qu’ils ne s’irritent pas de cet oubli, qu’ils ne se détériorent pas et qu’ils tournent à bien. Qu’ont-ils à faire ? Ils s’asseyent, ils s’affermissent, ils se tassent en quelque sorte ; leur vie se réfugie au centre ; ils donnent moins parce qu’ils n’y sont pas excités, mais ils ne donnent rien contre leur désir, ni contre leur secrète loi. Ils s’élèvent et se constituent définitivement à partir d’eux seuls, sur leur propre base, sans déviation au dehors, par un développement restreint, laborieux, mais nécessaire. Tout dévoués au réel, à l’effectif, au vrai, ils ne sont pas privés pour cela d’une manière de beauté et de bonheur ; beauté nue, rigide, sentencieuse, expressive sans mobilité, assez pareille au front vénérable qui réunit les traits sereins du calme et les traits profonds des souffrances ; bonheur rudement gagné, composé d’élévation et d’abstinence, inviolable à l’opinion, inaccessible aux penchants,