Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/187

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frances d’Oberman, les transports de Saint-Preux. Voyons, poëte, si tu comprends encore la douleur ; voyons, jeune homme, si tu crois encore à l’amour. » Eh quoi ! me suis-je dit, Oberman a passé familièrement ici ; il y a passé aussi familièrement que Saint-Preux ; il a touché la main de Lélia.

Mais voici l’épisode le plus frappant sans doute de l’influence bizarre et secrète d’Oberman. Vers 1818, plusieurs jeunes gens s’étaient rencontrés après le collége et unis entre eux par une amitié vive, comme on en contracte d’ordinaire dans la première jeunesse. C’était Auguste Sautelet, Jules Bastide, J.-J. Ampère, Albert Stapfer ; dans une correspondance curieuse et touchante que j’ai sous les yeux, et qui, entre les mains de l’ami qui me la confie, pourra devenir un jour la matière d’un beau livre de souvenirs, je lis d’autres noms encore de cette jeune intimité ; j’en lis un que j’efface, parce que l’oubli lui vaut mieux[1] ; j’en lis deux inséparables, qui me sont chers comme si je les avais connus, parce qu’un grand charme de pureté les enveloppe, Edmond et Lydia, amants et fiancés. Tous vivent aujourd’hui, excepté Sautelet, qui est mort de sa main ; bien peu se souviennent encore de ces années, ou du moins s’y reportent avec regret et amour, excepté Lydia, qui est demeurée, me dit-on, fidèle aux pensées de cette époque, et les a gardées

  1. On perdrait sa peine à chercher quel pouvait être ce nom qui me paraissait indigne de souvenir : le puritanisme de la jeunesse me faisait plus sévère qu’il ne fallait et me rendait injuste.