Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/190

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mouvement sourd de l’existence intérieure. Ah ! jouissons du seul plaisir qui nous reste ; regardons couler nos jours rapides, savourons l’amère volupté de nous comprendre et de nous sentir tous entraîner pêle-mêle : du moins nous nous perdons ensemble, nous n’allons pas seuls vers la fin terrible ! » Si le patriote réfugié[1] lit par hasard ces pages, s’il s’étonne et s’il souffre de les retrouver, qu’il nous pardonne une divulgation indiscrète qui vient d’une sympathie cordiale et sincère ! qu’il nous pardonne en mémoire du livre que tous les deux nous avons aimé !

Sautelet aussi vivait alors dans ces idées : inquiet, mélancolique et fervent, il hésitait entre l’action et la contemplation ; je lis dans une lettre de lui que j’ai sous les yeux : « On ne peut guère faire une vie double, agir et contempler ; je sens, comme je te le disais cet été, que l’homme est placé sur la terre pour l’action, et je ne puis cependant laisser l’autre. Tu ne sais pas la mauvaise pensée qui me vient à l’instant ! c’est que je voudrais me brûler la cervelle pour terminer mes doutes. Si, dans une année ou deux, la vie ne me paraît pas claire, j’y mettrai fin. J’exécuterai cette idée que j’ai eue de mon Werther de la Vérité (ouvrage qu’il méditait). Peut-être serait-

  1. M. Bastide était alors en Angleterre. — Le politique chagrin ne m’a jamais pardonné (le croirait-on ?) ce témoignage public de sympathie que je lui donnais dans son passé littéraire. Il fut, dans le temps, très-contrarié de ce souvenir, et il trouva depuis l’occasion de me marquer son peu de bon vouloir. Il y a des âmes qui ne croient jamais mieux montrer leur force qu’en se revêtant de rudesse. C’est grâce perdue que de leur sourire.