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SÉNANCOUR.

nouvelles qu’avait dès longtemps prévues l’œil du génie.

M. de La Mennais n’est pas et n’a jamais été homme du jour ; on peut même dire qu’il n’est pas homme de ce siècle, en mesurant le siècle au compas rétréci de nos habiles, qui en ont fait quelque chose qui contient, tantôt six mois, tantôt cinq ans, au plus quinze. Il vit, il a toujours vécu à la fois en deçà et au delà, enjambant dans l’intervalle ces taupinières. C’est un des esprits les plus avancés en même temps et les plus antiques, antique en certaines places, le dirai-je ? jusqu’à sembler suranné avec charme, progressif jusqu’à devenir alors téméraire, si l’humilité ne le rappelait. Par sa naissance, par son éducation et sa première vie dans une province la plus fidèle de toutes à la tradition et à l’ordre ancien, par le genre de ses relations ecclésiastiques et royalistes dans le monde lorsqu’il s’y lança, par la nature de son scepticisme lorsqu’il fut atteint de ce mal, par la forme soumise et régulière de son retour à la foi, par tout ce qui constitue enfin les mœurs, l’habitude pratique, l’union de la personne et de la pensée, l’allure intérieure ou apparente, la qualité saine du langage et l’accent même de la voix[1], M. de La Mennais, à aucune époque, n’a trempé dans le siècle récent, ne s’y est fondu en aucun point ; il a demeuré jusqu’en ses écarts sur des portions plus éloignées du centre et moins entamées ; dans toute sa période de

  1. L’accent de M. de La Mennais est resté purement breton en certains endroits très-prononcés : il ne dit pas secrète, mais segrète, par exemple.