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Entre les disciples les plus chers de M. de La Mennais, il en est deux surtout dont la destinée se lie à la sienne, et qu’on ne peut s’empêcher de nommer à côté de lui. Tous les deux en effet complètent, couronnent leur illustre maître, et, par une sorte de dédoublement heureux, nous présentent chacun une de ses moitiés agrandie et plus en lumière. L’abbé Gerbet a la logique aussi certaine, mais moins armée d’armes étrangères, une lucidité posée et réfléchie, persuasive avec onction et rayonnante d’un doux amour : l’abbé Lacordaire exprime plutôt le côté oratoire militant avec de la nouveauté et du jeune éclat ; il a l’hymne sonore toujours prêt à s’élancer de sa lèvre, et la parole étincelante comme le glaive du lévite.

L’imagination de l’abbé de La Mennais est restée ardente jusqu’à quarante ans : il eût aimé s’en laisser conduire dans le choix et la forme de ses écrits. Le genre du roman s’est offert à lui maintes fois avec un inconcevable attrait. Son vœu à l’origine, son faible secret ne fut autre, assure-t-il, que celui des poëtes, une solitude profonde, un loisir semé de fantaisie comme

    d’entrer avec impétuosité, puissance, intérêt, et pour des heures entières, dans n’importe quel sujet élevé, métaphysique, mathématiques, musique, etc., etc. ; et là, sans parler des hommes ni des livres, mais ne s’adonnant qu’aux seules idées, d’en produire, d’en susciter de fortes, de justes, de charmantes, d’originales, capables d’édifier et d’étonner ceux même qui ont fait de la question soulevée leur sujet d’étude le plus habituel ; — et tout cela d’ordinaire, en se promenant de long en large d’un pas rapide, et en marquant, pendant les longs monologues, une agitation sans pareille des membres (trepidatio).