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du caractère de l’abbé de La Mennais, et qui compose une des variétés les plus attachantes du caractère chrétien lui-même. Il croit au bien, et il croit au mal ; il s’indigne ingénument, et il aime avec transport ; il maudissait tout à l’heure les ennemis des hommes, et voilà qu’il tombe en pleurs entre vos bras[1].

À propos des suggestions inspirées par l’enfer aux oppresseurs du monde, le poëte-prophète signale sur-

  1. Le passage le plus significatif peut-être en ce sens est au chapitre précédemment cité, où on lisait : « Si l’on a commis contre vous une injustice, commencez par bannir tout sentiment de haine de votre cœur, et puis, levant les mains et les yeux en haut, dites à votre Père qui est dans les cieux : Ô Père, etc., etc… — Quand vous aurez ainsi prié du fond de votre âme, combattez, et ne craignez rien. » — Ainsi, combattre en pardonnant, combattre à toute outrance et sans haine, c’est bien là, prise sur le fait, la contradiction heureuse et, en quelque sorte, chrétienne, de M. de La Mennais. Saint Ambroise ne marque-t-il pas, dans son traité des Devoirs, qu’il ne haïssait point une certaine colère ? Saint Paul n’a-t-il pas dit aux Éphésiens : « Si vous vous mettez en colère, gardez-vous de pécher : irascimini et nolite peccare, » admettant la possibilité d’une certaine colère sans péché ? Il est vrai qu’il ajoute à l’instant : « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère. » Mais on peut dire des colères de M. de La Mennais, et de ses haines qui s’adressent à des idées surtout, que, s’il voyait en personne la plupart de ceux qu’il croit abhorrer, le soleil ne se coucherait jamais sur sa colère : de même aussi que leur grande irritation à eux, en le voyant dans sa fièvre naïve de cœur, s’évanouirait en étonnement, tournerait en estime presque tendre. — « Ce que j’aime surtout de lui, » me disait un grand et affectueux poëte, son ami (Lamartine), « c’est qu’il est né martyr. » Oui, malgré toute sa vigueur d’intelligence, martyr bien plus que docteur : oui, malgré toutes ses lumières de chaque moment, dévoué encore plus qu’éclairé ! Cette vocation de martyr le rend même continuellement empressé à apostropher du plus loin les persécuteurs, et à se chercher, comme Polyeucte, des bourreaux.