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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

jamais un chant. À Rousseau, par une filiation plus ou moins soutenue, mais étroite et certaine à l’origine, se rattachent Bernardin de Saint-Pierre, madame de Staël et M. de Chateaubriand. Tous les trois se prirent de préférence au côté spiritualiste, rêveur, enthousiaste, de leur auteur, et le fécondèrent selon leur propre génie. Madame de Staël se lança dans une philosophie vague sans doute et qui, après quelque velléité de stoïcisme, devint bientôt abandonnée, sentimentale, mais resta toujours adoratrice et bienveillante. Bernardin de Saint-Pierre répandit sur tous ses écrits la teinte évangélique du Vicaire savoyard. M. de Chateaubriand, sorti d’une première incertitude, remonta jusqu’aux autels catholiques dont il fêta la dédicace nouvelle. Ces deux derniers qui, sous l’appareil de la philanthropie ou de l’orthodoxie, couvraient des portions de tristesse chagrine et de préoccupation assez amère, dont il n’y a pas trace chez leur rivale expansive, avaient le mérite de sentir, de peindre bien autrement qu’elle cette nature solitaire qui, tant de fois, les avait consolés des hommes ; ils étaient vraiment religieux par là, tandis qu’elle, elle était plutôt religieuse en vertu de ses sympathies humaines. Chez tous les trois, ce développement plein de grandeur auquel, dans l’espace de vingt-cinq années, on dut les Études et les Harmonies de la Nature, Delphine et Corinne, le Génie du Christianisme et les Martyrs, s’accomplissait au moyen d’une prose riche, épanouie, cadencée, souvent métaphysique chez madame de Staël, purement poétique dans les deux autres, et d’autant plus désespérante, en somme, qu’elle