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ment et de mon mécompte, — le mot est trop faible, — de mon deuil sur Lamartine, même dans ce qui parut à d’autres son plus beau triomphe. Je me bornerai à extraire ici, d’un cahier où je notais alors mes impressions au jour le jour, quelques traits qui le concernent au lendemain du 24 février 1848. Cela donnera idée, mieux que tout, de la contradiction et de la confusion de pensées qui se combattirent longtemps en moi à son sujet, et pour lesquelles je ne veux chercher d’autre conclusion que leur exposé même :

« (Février 1848.) Lamartine est une harpe éolienne : l’ouragan populaire en tire aujourd’hui des sons sublimes, tout comme autrefois faisait la brise amoureuse de Baïa.

« Cet homme aura bu le succès par tous les pores, » dit Saint-Priest (l’académicien) de Lamartine.

« C’est parce qu’il sentait qu’il avait en lui de quoi suffire à cette situation (au moins dans un grand moment) et de quoi y vibrer dans le tonnerre, que Lamartine a tout fait pour amener cette situation et pour la créer. — Le talent qui veut sortir est comme un fleuve qui creuse jusqu’à ce qu’il se soit fait un lit, fut-ce un lit de torrent. »

« — Ce qui me frappe dans ces événements si étonnants, c’est, à travers tout, un caractère d’imitation, — et d’imitation littéraire. On sent que la phrase a précédé.

« Ordinairement la littérature et le théâtre s’emparaient des grands événements historiques pour les célébrer, pour les exprimer ; ici c’est l’histoire qui s’est mise à imiter la littérature.

« En un mot, on sent que bien des choses ne se sont faites que parce que le peuple a vu au boulevard le chevalier de Maison-Rouge de Dumas, et a lu les Girondins de M. de Lamartine. »

« — (Mars 1848.) Il est curieux de relire en ce moment les Girondins. On y voit mille perspectives éclairées aujourd’hui par les événements. Lamartine s’y dessine à l’avance à tout moment, lui et son rêve. Il se dessine dans Mirabeau, dans Vergniaud et dans bien d’autres personnages ; le profil de Jocelyn-tribun se projette partout.

« Ce livre des Girondins pourrait s’intituler les Lamartine.

« Le Jocelyn se profile jusque dans les balafres de Mirabeau. »