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VICTOR HUGO.

C’est moi.
C’est, moi. Je vous dirai peut-être quelque jour
Quel lait pur, que de soins, que de vœux, que d’amour,
Prodigués pour ma vie en naissant condamnée,
M’ont fait deux fois l’enfant de ma mère obstinée ;
Ange, qui sur trois fils attachés à ses pas
Épandait son amour et ne mesurait pas !

Ô l’amour d’une mère ! amour que nul n’oublie !
Pain merveilleux qu’un Dieu partage et multiplie !
Table toujours servie au paternel foyer !
Chacun en a sa part, et tous l’ont tout entier !

Je pourrai dire un jour, lorsque la nuit douteuse
Fera parler, les soirs, ma vieillesse conteuse,
Comment ce haut destin de gloire et de terreur,
Qui remuait le monde aux pas de l’Empereur,
Dans son souffle orageux m’emportant sans défense,
À tous les vents de l’air fit flotter mon enfance ;
Car, lorsque l’aquilon bat ses flots palpitants,
L’Océan convulsif tourmente en même temps
Le navire à trois ponts qui tonne avec l’orage
Et la feuille échappée aux arbres du rivage !

Maintenant, jeune encore, et souvent éprouvé,
J’ai plus d’un souvenir profondément gravé,
Et l’on peut distinguer bien des choses passées
Dans ces plis de mon front que creusent mes pensées.
Certes, plus d’un vieillard sans flamme et sans cheveux,
Tombé de lassitude au bout de tous ses vœux,
Pâlirait, s’il voyait, comme un gouffre dans l’onde,
Mon âme où ma pensée habite comme un monde,
Tout ce que j’ai souffert, tout ce que j’ai goûté,
Tout ce qui m’a menti comme un fruit avorté,
Mon plus beau temps passé sans espoir qu’il renaisse,
Les amours, les travaux, les deuils de ma jeunesse,