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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

ennemis, un œuf de colombe, un œuf de serpent, que dans ses splendeurs ce jeune soleil en montant a fait éclore. Cette perception du grotesque et du mal est un véritable progrès, un premier pas fait hors du simple idéal de quinze ans vers les mécomptes de la réalité ; seulement elle tourne d’abord au faux, en revêtant une enveloppe à part, difforme, monstrueuse, imaginaire, là aux feux du climat calciné des tropiques, ailleurs dans les grottes rigides de l’Islande. De même qu’on nous représente Jupiter avec un double tonneau où il puise, de même le poëte a deux types, le bien et le mal purs ; mais Jupiter mélange les doses, et le poëte ne les mélange pas ; il reste dans l’abstrait, surtout relativement à la perception du mal et du laid, à force de les vouloir individualiser sous un seul type constamment infernal. On le voit, il n’a pas encore senti la vie, selon la mesure infinie qui la tempère ; il n’a pas éprouvé à la fois un goût de miel et d’absinthe dans la fusion d’un même breuvage. Ivresse d’une part, âcreté de l’autre ; ici tout le nectar, là tout le venin, c’est ainsi qu’il arrange la création. — Chantez, Poëte, chantez ! Exhalez donc l’allégresse ou le désespoir ; épuisez votre superbe, combattez votre combat ; ou envolez-vous plus haut, aux régions de la féerie ; les cordes nombreuses de la lyre vous appartiennent : chantez ! mais vous n’êtes pas encore descendu à la vie de tous, à cette vie humaine, vous n’êtes pas encore au roman !…

Quand M. Hugo publia Bug-Jargal modifié de la sorte, il venait de donner son deuxième volume d’Odes