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PORTRAITS CONTEMPORAINS.

tracé, le motif d’un des plus touchants souvenirs d’amour des Feuilles d’Automne ; mais la crudité du dessin, l’impitoyable précision que l’auteur a mise à décrire les portions hideuses, cruelles, et à faire saillir le nain, le bourreau, le mauvais conseiller Musmédon, a donné le change aux autres sur son intention, et par moments l’en a dérouté lui-même. On remarquera, au reste, combien la tournure des personnages, dans ce roman, était conforme à l’âge du poëte, à sa naïve loyauté, à cette inflexible logique qui construit a priori les hommes avec une seule idée. Le vieux prisonnier d’État a été trompé, trahi, donc il hait les hommes, donc son idée unique, durant vingt-deux ans de réclusion, est la misanthropie, jusqu’au dénoûment où en un clin d’œil il se corrige. Musmédon est corrompu, donc il l’est à tous les degrés et dans tous les cas, sans un seul vestige de bon mouvement, ou même, par instants, d’indifférence. Le sot lieutenant frivole n’a, durant toutes les conversations où il apparaît, qu’une seule parole à la bouche, la Clélie. Ainsi des autres caractères ; les poëtes adolescents, encore entiers, n’imaginent pas d’autre nature humaine que celle-là, double en général, et absolue, excessive dans chaque sens. Notre bon Corneille, qui avait l’âme naïve et pas mal entière aussi, n’a guère vu différemment en la plupart de ses créations.

Cependant M. Hugo gagna de l’âge ; il heurta des hommes ; il remua des idées ; il multiplia ses œuvres ; il se mesura avec des géants historiques, Cromwell, Napoléon, et reconnut en eux un mélange de bien et