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CHATEAUBRIAND.

mail, sur l’étang monotone où il restait bercé durant des heures ; il lui associait l’idée de la gloire. « Elle était pour lui la vertu lorsqu’elle accomplit les plus nobles sacrifices ; le génie, lorsqu’il enfante la pensée la plus rare. » Il y a à travers cela d’impétueux accents sur le désir de mourir, de passer inconnu sous la fraîcheur du matin. « L’idée de n’être plus, s’écrie-t-il, me saisissait le cœur à la façon d’une joie subite ; dans les erreurs qui ont égaré ma jeunesse, j’ai souvent souhaité de ne pas survivre à l’instant du bonheur. Il y avait dans le premier succès de l’amour un degré de félicité qui me faisait aspirer à la destruction. » On retrouve un sentiment tout semblable dans Atala pendant la tempête ; dans Velléda sur le rocher. Mais à quel propos ici ces désirs de mourir, ce cri égaré d’une félicité en apparence sans objet ? Quand j’entendais lire ces obscurs et murmurants passages, il me semblait sentir un parfum profond comme d’un oranger voilé[1].

  1. Ce parfum d’oranger voilé se respire en maint endroit des Mémoires, mais nulle part plus mystérieusement qu’en un autre passage que je veux citer ; c’est de plus une de ces révélations sincères dont j’ai parlé, sur la lutte et la contradiction des passions cachées et de la foi ostensible dans le poëte. Se retrouvant à Venise en 1833, M. de Chateaubriand, qui se promène au Lido, se rappelle son ancien départ de cette ville pour l’Orient, et une tempête essuyée au rivage d’Afrique, durant laquelle il jetait à la mer une bouteille scellée avec son nom, puis il s’écrie : « Mais ai-je tout dit dans l’Itinéraire sur ce voyage commencé au port de Desdémone et d’Othello ? allais-je au tombeau du Christ dans les dispositions du repentir ? Une seule pensée m’absorbait, je comptais avec impatience les moments. Du bord de mon navire, les regards attachés sur l’étoile du soir, je lui demandais des vents pour cingler plus vite, de la gloire pour me faire aimer. J’espérais en trou-