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GEORGE SAND.

Indiana passa sans que je reçusse de ses nouvelles ; mais après l’article sur Valentine, Planche qui la connaissait déjà me dit que l’auteur désirait me voir pour me remercier. Nous y allâmes un jour vers midi ; elle habitait depuis peu, et seule, le logement du quai Malaquais. Je vis en entrant une jeune femme aux beaux yeux, au beau front, aux cheveux noirs un peu courts, vêtue d’une sorte de robe de chambre sombre des plus simples. Elle écouta, parla peu et m’engagea à revenir. Quand je ne revenais pas assez souvent, elle avait le soin de m’écrire et de me rappeler. En peu de mois ou même en peu de semaines une liaison étroite d’esprit à esprit se noua entre nous. J’étais garanti alors contre tout autre genre d’attrait et de séduction par la meilleure, la plus sûre et la plus intime des défenses. Ce préservatif contre un sentiment d’amour en présence d’une jeune femme qui excitait l’admiration fut précisément ce qui fit la solidité et le charme de notre amitié. George Sand voulut bien me prendre, à ce moment délicat de sa vie où elle arrivait à la célébrité, pour confident, pour conseiller, presque pour confesseur. J’ai entre les mains les lettres les plus vraies, les plus naïves, les plus modestes, dans lesquelles elle s’ouvrait à moi et de son cœur et de son talent. C’est trop vif, trop sincère, trop plein surtout de noms propres, pour pouvoir être donné en entier. Voici pourtant quelques-uns de ces billets pris au hasard et qui me font trop d’honneur ainsi qu’à elle pour que je ne saisisse pas l’occasion qui s’offre de les montrer aux amis comme aux ennemis, si elle pouvait en avoir encore. Les deux ou trois premiers qui tranchent par le ton sont les seuls qui soient légèrement cérémonieux ; le monsieur tomba vite entre nous.


« (Janvier 1833.) Serai-je bien indiscrète si je vous demande deux places pour la première représentation de Lucrèce Borgia ? Vous êtes l’ami de Victor Hugo, et nous sommes, mon pseudonyme et moi, ses fervents admirateurs. Il ne peut pas vous refuser, et il ne doit pas nous repousser de la foule qui veut son triomphe.